La cage

Drame publié en 2010 

 

aux Ecritures Théâtrales du Grand Sud-Ouest (volume 11 ) 

Site des Ecritures Théâtrales :    http://www.etgso.com 

"Pour ce qui est de La Cage, je monterais volontiers une pièce pareille ! Politique, sociologique, mettant en avant les possibilités qu'offrent les mots et leur connaissance (dans cette civilisation contemporaine en voie d'inculture). Pour moi, c'est un spectacle idéal pour les lycéens. Juste avant qu'ils entrent dans la vie active. Aussi, le cinéma ferait excellent usage de ce texte, m'est avis..."

Nicolas Marty, Théâtre Avant-Quart

 

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 Représentation de La Cage en novembre 2010 au KMu Théâtre à Kinshasa

 

Thème de la pièce

La cage raconte l'histoire d'un détenu en lutte contre une oligarchie liberticide. Encagé pour avoir échappé au Programme, il va, grâce à la force de ses écrits, convaincre son gardien de lui ouvrir la porte de sa cage. Puis l'inviter à renverser l'ordre des choses en rejoignant la résistance du dehors. C'est bien sûr sans compter avec l'irrémédiable folie des hommes. Libéré, le détenu vivra un autre cauchemar.

Durée : 1 heure et demie.

5 personnages hommes, 1 personnage femme

 

 LES PERSONNAGES

 

LE DETENU

LE GARDIEN

LE BUREAUCRATE

LA PSYCHOLOGUE

LE HAUT GRADE

MIRANDOLE

 

Sur la scène, deux décors se côtoient. Ils sont séparés par une cloison où figure une porte. A gauche, une sorte de gymnase désaffecté où se trouvent des agrès, un cheval d’arçon, des tapis de sol, un panneau de basket, un punching-ball, un ballon de basket…Posée au milieu du gymnase, une cage de verre où est enfermé un homme en costume de détenu, bonnet, pantalon, veste rayés. A droite, un bureau vieillot meublé d’une armoire métallique avec tiroirs, d’un bureau et d’une chaise avec une lampe à abat-jour diffusant une lumière jaunâtre sur le bureau où repose un téléphone. Là est installé un bureaucrate (costume pantalon–vareuse col mao) qui tantôt griffonne, tantôt consulte un dossier ou fait les cent pas.

Selon l’éclairage, la scène se situera soit dans le gymnase, soit dans le bureau, ou simultanément dans le gymnase et le bureau.

Le bruitage doit s’appliquer à amplifier les pas, portes qui s’ouvrent ou qui se ferment, surtout pour le décor côté gymnase où tout résonne (même les voix)

Un air de tango doit préluder chaque acte ou moment fort et ponctuer la fin de la pièce.

 

 

ACTE I

Scène 1

LE DETENU

LE GARDIEN

La scène est dans le noir. Progressivement, une lumière ténue éclaire le décor de gauche pendant qu’on entend un vague air de tango joué comme en sourdine en fond sonore. Le détenu, couché sur le sol de la cage, s’étire et baille en repoussant la couverture dans laquelle il a dormi. Il plie soigneusement sa couverture en quatre. Puis il se dresse sur ses pieds, déplisse sa tenue, se passe une main dans les cheveux. L’air de tango s’estompe.

LE DETENU, baillant – Voilà. Le jour se lève. Une nuit de plus dans cette cage. Une nuit à la dure, couché à même le sol, mais j’en ai l’habitude. On peut pas dire qu’Ils aient pensé à mon confort. Une couverture, voilà, c’est tout. Et pas même une paillasse ! Je crois savoir qu’Ils veulent me ramener à l’état animal.  Mais attention, Ils devront s’accrocher. Je n’ai pas l’intention de leur faire de cadeau. (Il plie soigneusement sa couverture) Chaque matin, quand je m’éveille, je me tâte les bras, les cuisses, me passe une main sur le visage pour m’assurer que tout est bien en place et que rien ne me manque. Il est possible qu’Ils soient venus me dérober pendant la nuit une ultime part de liberté. (Il se tâte) Mais non, je suis entier ! Alors, bien trop content qu’Ils n’aient pas intenté au peu d’intégrité qu’Ils m’ont laissé, je saute sur mes pieds, me dégourdis les jambes, inspire, expire, fais quelques pompes. (Il joint le geste à la parole) Puis je pose mes doigts sur cette paroi de verre pour vérifier que je ne rêve pas. (Il cogne sur la vitre avec un poing fermé) Toc, toc ! C’est moi ! (En grimaçant) Vous me voyez ? Moi, je vois tout : un petit bout de ciel par l’ouverture là-haut (Il la montre du doigt) et ce gymnase où il ne vient jamais personne pour s’entraîner. Je me demande pourquoi Ils ont tenu à m’enfermer ici. Mais je crois bien avoir trouvé : là, tout résonne, le moindre bruit se transforme en écho. Le plus minime craquement qui monte du parquet quand le soleil chauffe se répercute comme une pierre jetée au fond d’un puits. Et cet écho intensifié souligne d’autant mon incommensurable et profonde solitude. Si l’idée me venait de hurler ma détresse, je crois que mes tympans n’y résisteraient pas. 

On entend un bruit de pas. Une porte s’ouvre : celle du gymnase. Entre le gardien en tenue de maton dont on entend claquer les pas et qui porte un plateau.

LE DETENU, tournant la tête  -  Tiens, voilà mon gardien !

Le gardien pose le plateau sur une chaise. Mains dans le dos, il fait le tour de la cage de verre pour voir si rien ne cloche. Il finit par plaquer sa face contre la vitre de la cage.

LE DETENU, au gardien – C’est ça, plaque ta grosse face contre la vitre ! (Au public) Chaque matin, il fait son inspection et jette un œil sur le gymnase comme si en pleine nuit m’était venue l’idée de soulever quelques haltères ! Oh, ce n’est pas le mauvais bougre ! Il obéit, c’est tout. Je l’appelle Janus. (Au gardien qui fait un signe d’impatience) Oui, oui, voilà ! Je crois savoir ce que tu veux ! (Il prend son pot de chambre dans un coin de la cage et le brandit face au public) Voilà ce qu’il attend !Et ça, ils n’ont pas pu me l’interdire encore !

En se pinçant le nez, le détenu pose le pot à la hauteur d’un petit portillon inscrit dans le verre de la cage. Il se recule en faisant deux pas en arrière.

LE DETENU – C’est la règle. Nous n’avons pas le droit de nous toucher. (S’adressant au gardien) N’est-ce pas, Janus, que se serrer la louche est impossible ?

Le gardien sans un mot s’arc’ boute,  fait coulisser le portillon, prend le pot qu’il pose de côté, va chercher le plateau qu’il passe par l’ouverture qu’il referme aussitôt.

LE DETENU – Je me demande s’il n’est pas sourd. Jamais un mot ni un sourire. Aussi discret qu’un majordome !

Le gardien, pot en main, quitte la scène en faisant claquer ses pas sur le parquet.

LE DETENU -  Voyez avec quelle prestance Janus se charge de la besogne ! (A voix haute, frappant sur la vitre – A bientôt Janus ! (Les mains rassemblées en porte voix) Et rapporte-moi mon pot !

On entend la porte du gymnase claquer derrière le gardien. Les  mots « moi mon pot » reviennent en écho. La lumière s’éteint sur le gymnase.

Scène 2

LE GARDIEN

LE BUREAUCRATE

Coup de projecteur sur le décor côté bureau. Le bureaucrate en costume pantalon–vareuse col mao gris bleu est assis à sa table et donne des coups de tampons. Le gardien est debout mains dans le dos face à la table et semble attendre un ordre.

LE BUREAUCRATE, levant la tête – Alors ?

LE GARDIEN – Ce matin, il m’a l’air bien agité. Il s’est mis à me crier dessus, à hausser le ton et à faire comme s’il parlait de moi à un témoin imaginaire.

LE BUREAUCRATE, à nouveau le nez dans son dossier  – Qu’avez-vous noté encore ?

LE GARDIEN – Quand j’ai pris son pot, il m’a congédié comme un larbin.

LE BUREAUCRATE, doucereusement – A ma connaissance, ce n’est pas la première fois ! (Inclinant la tête vers le gardien) Il ne doit guère vous aimer ! Mais c’est un syndrome que nous connaissons bien. Qu’a-t-il dit ou fait de plus ? 

LE GARDIEN – C’est à peu près tout, monsieur…

LE BUREAUCRATE, levant à nouveau la tête – Tout, vraiment ? Vous n’oubliez rien ?

LE GARDIEN, se ravisant - Ah oui, maintenant que j’y repense, il m’a appelé Janus ! 

LE BUREAUCRATE  –  Janus ! C’est le dieu des Portes !

Le bureaucrate referme son dossier et se lève pour faire les cent pas, mains derrière le dos.

LE BUREAUCRATE – Bien, bien. (Il arpente le bureau) Il faut mettre un terme à son agitation. Un peu de bromure dans son repas du soir fera l’affaire. (Il s’arrête jaugeant le gardien) Vous n’avez pas oublié mes instructions ?

LE GARDIEN, baissant la tête avec humilité – Non, monsieur.

LE BUREAUCRATE, le réprimandant en remuant l’index – Je préfère une fois de plus me répéter. Je crois avoir été clair. Dès que ce cafard s’agite, vous devez agir en conséquence !

Le bureaucrate marche à nouveau en faisant les cent pas. Il regarde le sol.

LE BUREAUCRATE – Comprenez-moi bien ! Je ne veux pas de bavure. Nous devons l’avoir à l’œil. Cette canaille est dangereuse. C’est un criminel !

LE GARDIEN, très humble – Je le sais, monsieur.

LE BUREAUCRATE, s’arrêtant devant le gardien et le toisant – Vous ne savez rien ! (Reprenant sa déambulation) Nous sommes là pour le mater ! (Il s’arrête devant sa table, montre un gros dossier) Voyez par vous-même ! C’est là son dossier. Plus je le relis, plus je reste convaincu que cette blatte ne mérite pas de vivre. Un an d’instruction ! Et pour arriver à quoi ? A nourrir ce scélérat aux frais de l’Etat ! (Il frappe du poing sur la table et regarde le gardien) Savez-vous au moins pourquoi Ils me l’ont jeté entre les pattes ?

LE GARDIEN, d’une voix hésitante – A vrai dire, non…Pas exactement, monsieur…

LE BUREAUCRATE, singeant le gardien d’une voix stupidePas exactement, monsieur. (Il saisit le gros dossier et le soupèse) Tout est dit dans son dossier : la haute trahison dont il s’est montré coupable, la malignité de sa nature et son fanatisme délirant. (Il se débarrasse du dossier en le jetant sur la table) Un cas justeassez tordu pour qu’Ils songent à me le refiler ! Presque un cas d’école. Le type même de crapule que je suis censé rééduquer. Il résume à lui tout seul tout ce qu’il nous faut détruire : le machiavélisme, la pugnacité, l’insolence, la fourberie et bien sûr l’esprit critique. (Il s’approche du gardien et se plante devant lui) C’est un cancrelat immonde dont nous devons nous défaire !Une larve dans le fruit !Parce que notre sécurité l’exige,je doisêtre au fait de l’incident le plus microscopique le concernant. Vous devez me rapporter le moindre de ses gestes, tous les mots qui sortent de sa bouche, le plus petit souffle qu’il expulse de ses poumons ! Ses désirs, ses doléances, ses espoirs ou abandons, tout doit m’être communiqué, depuis le moment précis où s’éveille jusqu'au soir où il ferme les yeux ! Même la nuit, quand il sommeille, je veux que vous multipliiez les inspections. S’il parle dans son sommeil, transcrivez les mots que nous livre son inconscient. Me comprenez-vous ? Même ses rêves les plus tordus doivent m’être connus ! En un mot, tout ce qui émane de cette vermine doit m’être livré en temps réel. Est-ce que tout cela vous paraît clair ?

LE GARDIEN, humblement – Oui, monsieur. Très clair. 

LE BUREAUCRATE, une main posée sur l’épaule du gardien – Votre tâche est importante. Je mesure toute sa difficulté mais je sais pouvoir compter sur vous.

LE GARDIEN, presque au garde-à-vous – C’est pour le pays que nous faisons tout ça, monsieur.

LE BUREAUCRATE, tapotant l’épaule du gardien en souriant –  Bien. Je vois que vous savez faire preuve d’abnégation. Allez, il est grand temps de retourner à votre surveillance !

La lumière s’éteint.

Scène 3  

 

LE DETENU 

LE GARDIEN 

 

Coup de projecteur sur le gymnase. Assis dans sa cage devant son plateau, le détenu mange son repas.

 

LE DETENU, mâchouillant son repas – Toujours la même tambouille ! Pâtes, riz, poisson bouilli. Sans sauce et sans épices. A peine salée ! Combien de fois l’ai-je signalé à ce pauvre Janus ? (Il jette sa cuiller sur le plateau et s’adresse au public) Dehors, c’est pire ! Je crois savoir que leur réforme agraire a échoué. Quand Ils m’ont encagé il y a un an, légumes et fruits devenaient rares. La viande manquait. Le prix de l’eau était exorbitant. Nos oligarques parlaient de pénurie et de rationnement. Du coup la délinquance a quadruplé. Et la misère a fait son lit au cœur de nos cités. (A voix plus basse) Vous voulez mon avis : le peuple tient le coup grâce aux anxiolytiques distribués gratis à tous les coins de rue ! Et grâce aussi aux feuilletons TV dont Ils l’abreuvent jour et nuit ! (Il lève son verre avec cérémonie) A l’avenir radieux ! A la santé des Oligarques ! (Il boit et rote) Qu’ils crèvent plutôt ! Aucun d’entre Eux ne peut racheter l’autre. Ils se ressemblent tous, ligués comme un seul homme ! (Il se dresse sur ses pieds et tourne dans sa cage) Ces aliénés de l’Ordre ont formaté les têtes. Oh, doucement et sans violence au tout début ! Avec la ruse qu’on Leur connaît ! Les têtes, Ils les ont prises en main dès le berceau. Ecole, Armée, Jeunesse active, Ligue civile. Du coup, tous mes compatriotes marchent d’un même pas. (Il mime le pas de l’oie) Une, deux ! Une, deux ! Des clones décervelés ! (Il parle un peu plus bas, une main en porte-voix) Si par mégarde un esprit fort s’avise de Les contrer, je ne donne pas cher de sa vie ! Serré par leur Police, jeté en cage, quand Ils ne se mettent pas en tête de l’abrutir ou de lui faire subir une lobotomie ! Regardez-moi ! Je suis l’exemple parfait du Traître, du Terroriste, du Dissident ! Ils me regardent comme un ignoble parasite ! Mais oui, je suis un cancrelat pour Eux et rien de plus ! (Ecrasant son visage sur la vitre au point d’en déformer les traits) Ne suis-je pas monstrueux ? (Retirant son visage de la vitre) Au fait, de quoi suis-je coupable ? (Reculant de deux pas, mimant la voix de ses censeurs) N’avez-vous pas écrit un pamphlet contre nous ? (S’agenouillant et reprenant sa voix normale) O grand censeur, une simple réflexion sur la pensée unique ! Un libelle satirique. (A nouveau, avec une voix sévère de censeur) Assez ! Nous avons là un tract entre les mains dont la teneur appelle à la révolte. (A deux genoux, mains jointes, comme implorant de la mansuétude) Détrompez-vous, je ne voulais écrire qu’une sotie, un rêve pour l’esprit ! (Au public) Rêver, voilà un mot qu’Ils fuient comme la peste ! Tout comme le mot esprit. Quand on prononce de tels mots, leurs traits se crispent et se déforment. Je ne parle pas de mots comme pensée ou liberté qui sont aussi obscènes pour eux que bite, chatte ou cul. (Reprenant une voix de censeur) Cela suffit ! Nous savons à quel jeu vous jouer. Nous vous empêcherons de pervertir le peuple ! (Au public) Voilà ! Ils m’ont jeté dans cette cage, non par mansuétude mais pour savoir comment j’ai pu glisser entre les mailles de leur filet, comment un vermisseau comme moi a pu prendre en défaut leur maillage oppressif. Bref, comment diable leur satané système a si piteusement foiré ! (Il va et vient nerveusement dans sa cage) Tout ça pour dire qu’Ils ne manqueront pas de m’achever quand Ils sauront comment j’ai pu garder la tête sur les épaules ! (S’arrêtant et parlant presque en chuchotant) Voilà pourquoi je dois tout faire pour leur brouiller les pistes ! Et qu’il me faut écrire pour mieux les endormir ! J’ai des flèches à mon arc ! Seulement voilà, je n’ai rien pour écrire : ni stylo, ni papier ! Voilà des jours que je tance Janus afin qu’il intercède en ma faveur ! Mais rien ne vient. Transmet-il seulement mes demandes ? (Criant à forte voix avec ses mains en porte-voix) Janus ! Janus ! Où te terres-tu ? (Cognant sur la vitre à grands coups de poing) Ohé, Janus ! Allez, sors de ton trou ! (Il fait les cent pas en continuant à donner de grands coups) Hé, ho, Janus ! Rapplique un peu que je te crache ma colère !

 

Dans le décor bureau non éclairé, on entend un bruit de pas. S’ouvre la porte qui sépare bureau et gymnase : entre le gardien. Il s’approche de la cage, fixe le détenu à travers la vitre et attend, mains derrière le dos.

 

LE DETENU, exaspéré – Ah, te voilà ! Je vais finir par croire que tu es sourd !

 

LE GARDIEN, énervé – Que se passe-t-il encore et pourquoi ces hauts cris ?

 

LE DETENU, plaquant sa main sur la vitre à l’endroit de la tête du gardien  – Ce qui se passe ? (Tambourinant à nouveau sur la vitre en criant à tue-tête) Rien absolument rien ! Je suis le plus heureux des hommes !

 

LE GARDIEN, calmant le jeu avec sa main – Hé là ! Je vous conseille de vous calmer.

 

LE DETENU, se ruant sur la paroi de verre pour y écraser son visage – Me calmer ? Mais comment ! Je vous demande depuis des jours de quoi écrire. Un carnet, un stylo, est-ce trop vous demander ? 

 

LE GARDIEN, posément – Ce n’est pas à moi de le dire. Je ne fais qu’obéir.

 

LE DETENU, sur un ton conciliant – As-tu au moins évoqué la question ? 

 

LE GARDIEN – Hier encore, j’ai demandé. Ils n’ont pas donné suite à ma réclamation.

 

LE DETENU, ironiquement – Je vois. Il doit falloir faire une demande écrite ! (Au public) Ils adorent la paperasserie ! Ils jouissent en donnant un simple coup de tampon ! (S’adressant à Janus) Mais toi, Janus, tu pourrais leur parler, rafraîchir leur mémoire ! 

 

LE GARDIEN – Désolé. Je n’ai pas reçu d’instructions.

 

LE DETENU, avec mépris  - C’est vrai, je l’avais oublié : tu ne fonctionnes qu’avec des instructions ! (Plus conciliant) Peut-être que tu pourrais plaider pour moi ?

 

 

Le gardien garde le silence.

 

 

LE DETENU – Montre-toi convaincant ! Dis-leur que je m’étiole, que je suis au bord du suicide, que je perds la raison. (Voyant que le gardien ne bronche pas) Tu te moques de tout ça ? Tu penses que je finirais bien par renoncer ?Très bien. Si demain je n’ai toujours rien pour écrire, je refuserais de manger ! Tu m’entends ? Je ne mangerais pas la moindre miette du beau petit plateau que tu me porteras ! Ton riz, tes pâtes et ton foutu poisson tu les mettras où bon te semble ! (Tournant le dos au gardien) Voilà, c’est dit ! Je ne reviendrais pas sur cette décision ! Cours donc le dire aux gardes-chiourmes de ton cœur ! Crois-moi, je ta parie qu’Ils finiront par réagir car Ils ne veulent à aucun prix que j’intente à ma vie !

 

LE GARDIEN, hésitant – Dois-je rapporter que si l’on ne donne pas suite à votre ultime requête, vous vous laisserez mourir ?

 

LE DETENU, se retournant vers le gardien – C’est ça, Janus. Je vois que tu as tout compris. Dis-leur que dès demain j’entamerais une grève de la faim. (Lui faisant signe de partir avec la main) Va, va ! Va le dire à tes maîtres !

 

 

Le gardien se dirige vers la porte

 

 

LE DETENU, criant au gardien – Eh, oh ! (Le gardien se retourne) Je te fiche mon billet que tu m’apporteras demain tout ce qu’il faut pour travailler !

 

 

Le gardien sort. La lumière s’éteint

 

 

Scène 4

 

LE BUREAUCRATE 

 

Côté bureau, tout est dans le noir. Seule une lumière jaunâtre tombe de l’abat jour sur la table où le bureaucrate est assis. Il est au téléphone et parle d’une voix pincée.

 

LE BUREAUCRATE, préoccupé – Oui, oui, bien sûr... J’ai cru bon, Excellence, vous tenir informé… (Silence) Je suis bien sûr navré de vous déranger aussi tard… (Silence) Croyez bien, Excellence… (Silence) Oui, c’est cela : une grève de la faim. Enfin, c’est en tout cas ce qu’il prétend… (Silence) Comment savoir ?...Vous connaissez comme moi les fanatiques ! (Silence) C’est bien çà le problème ! (Silence) S’il nous claque dans les mains, nous ne pourrons savoir… Oui, je comprends bien sûr… Mais en ma qualité d’observateur, je peux  vous garantir qu’en lui donnant de quoi écrire… (Silence) On peut toujours tenter le coup, voir si… (Plus long silence) Entendu, Excellence, tout sera fait selon vos instructions ! Et soyez assuré… (Silence) Bonne nuit, Excellence… (Silence) Naturellement, je vous tiendrais informé de la suite… (Il raccroche et rassemble ses mains à hauteur du menton d’un air préoccupé) Je savais bien qu’il nous causerait des soucis. Mais s’il veut jouer au chat et à la souris, nous serons deux !

 

 

La lumière s’éteint

 

Scène 5

 

LE DETENU 

LE GARDIEN 

 

Lumière sur le décor cage de verre. Le gardien entre, portant le plateau du repas. Le détenu, encore enroulé dans sa couverture, s’éveille en sursaut et saute sur ses pieds.  

 

LE DETENU, se ruant sur la paroi de verre – Alors ?  

 

LE GARDIEN, posant son plateau sur la chaise et sortant de sa poche de vareuse un stylo et un carnet – J’ai ce qu’il vous faut ! (Il brandit carnet et stylo) Ils ont accepté de vous fournir de quoi écrire ! 

 

LE DETENU, ironiquement – Bravo ! Je constate qu’Ils sont soucieux de mon bien-être ! (Au public) En fait, Ils se foutent de mon bien-être ! Ce qui obsède leurs jours, c’est d’éclaircir comment j’ai échappé à leur Programme !

 

Le gardien se baisse et fait coulisser le portillon

 

LE GARDIEN, posant carnet et stylo dans la cage – Voilà qui devrait vous satisfaire ! Ils m’ont dit qu’Ils étaient prêts à accorder autant de carnets que vous voudrez. (Il saisit le pot de chambre) On peut dire que vous avez du pot !

 

LE DETENU au public, montrant le gardien – Matière contre Esprit ! Echange de bons procédés ! Manges et fais caca, on te donnera de quoi écrire ! Ou si l’on préfère : reste en vie, ne serait-ce que pour connaître les rouages de ton cerveau ! Voilà où s’arrête leur grandissime mansuétude !

 

LE GARDIEN, posant le plateau dans la cage – En tout cas, vous pouvez être content !

 

Le gardien referme le portillon 

 

LE DETENU, escamotant carnet et stylo – Je le suis, Janus ! (Il porte le petit carnet contre son cœur) Ah, si tu savais combien c’est doux de savoir que ça existe encore ! Qu’Ils n’ont pas encore totalement perdu les secrets de la papeterie ! (Il le porte à ses lèvres et l’embrasse) Un carnet pour s’épancher, aligner des mots, coucher la scansion d’une phrase ! (Il ouvre, feuillette le carnet) Un carnet plein de petits carreaux, ressemblant aux alvéoles d’une ruche où les lettres comme des abeilles viendront s’enchâsser ! (Portant le carnet à son nez) Ah, Janus, as-tu seulement senti cette odeur de vieux cahier d’école ? C’est comme une odeur d’enfance !

 

LE GARDIEN, figé et le pot encore en main – Je ne voudrais pas gâcher votre journée mais vous devrez suivre les instructions. Sachez qu’il faudra restituer chaque carnet fini et que tous seront lus…

 

LE DETENU, l’interrompant – Ca, Janus, inutile de le dire : je l’avais deviné ! Je sais que tout ce qui sera écrit par moi sera scruté et soupesé, analysé et dépecé, passé au crible de leur paranoïaque suspicion. (Au public) C’est bien précisément ce que je veux ! (Au  gardien, le voyant toujours le pot en main) Je crois que tu as d’autres choses à faire. Va, Janus, je ne te retiens pas !

 

Le gardien quitte le gymnase, pot en main. Le détenu s’assied dans la cage, carnet et stylo en main, délaissant ostensiblement son repas en poussant le plateau. La lumière s’éteint.

 

Scène 6

 

LE DETENU 

LE GARDIEN

 

Lumière sur le gymnase. Le gardien entre et s’assied sur la chaise. Le détenu, toujours assis, griffonne dans  son carnet.

 

LE DETENU, levant la tête et apercevant le gardien – Ah, te voilà ! Comme tu peux voir, je n’ai pas lambiné pour écrire quelques lignes ! J’avais comme des fourmis au bout des doigts. Tu veux peut-être avoir un aperçu ? Ecoute un peu ! (Il lit à haute voix, carnet en mains) Puisque en haut lieu on a pensé qu’il était bon de me donner de quoi écrire, il est de mon devoir de me pencher sur le devenir du pays. (Il s’arrête, interpelle le gardien en faisant une oeillade) Pas mal pour un début ! J’ai fait dans le pompeux qu’Ils aiment tant ! (Il poursuit sa lecture) En apportant une pierre modeste à l’édifice, je peux à ma façon faire œuvre profitable. Et plus encore que notre essor économique, qui compte évidemment beaucoup, m’importe la destinée de mes compatriotes. (Il s’arrête à nouveau et regarde le gardien) Eh bien, dis-moi, qu’en penses-tu ? (Le gardien garde le silence) Je vois. Ca ne te parle pas ! Reprenons, si tu veux ! (Il lit à nouveau à voix haute) Aussi, chaque matin, il me vient à l’esprit une pensée fraternelle, que je résumerais en une phrase : la foule est-elle bien au travail ? (Il s’interrompt et interpelle le gardien) D’après toi, dis, pourquoi une telle question ? (Le gardien, assis sur sa chaise, ne répond toujours pas) Allez, va, cherche un peu ! (Le gardien fait un signe d’impuissance) Bon, d’accord. Il me faut t’expliquer ! (Il se met sur ses pieds et arpente sa cage) En quelques mots, voilà : le fait d’évoquer la foule m’aide à me souvenir de cette époque où chacun vaquait librement et me renvoie aux temps heureux.  Mais oui, ni plus, ni moins ! Il suffit de tracer le mot foule, et voilà que le monde pénètre dans ma cage !  Le reste, quant à savoir si cette foule est au travail, est pour moi secondaire. (Il s’approche et plaque le carnet sur la vitre) Tu vois ici le mot travail : il est souligné par deux traits. (Le gardien approche sa chaise et fait mine de lire à travers la vitre) Oh, pas pour la gloire ! Ni par hasard ! Non : seulement pour faire accroire aux Oligarques que la vertu travail me préoccupe au plus haut point ! Plaisanterie douteuse, me diras-tu? (Observant le gardien) Bon, je vois bien que je suis seul à rire ! Approche ! (Le gardien approche sa chaise encore plus près, à toucher la paroi de la cage) Bien ! (Au public) Le bougre se prend au jeu. Je savais bien que je l’attirerais avec du miel ! (Se tournant vers le gardien) Maintenant, cher Janus, écoute un peu la suite ! (Reprenant la lecture de son carnet à haute voix) Comme on peut voir, j’ai principalement à cœur de m’informer du taux de productivité dans les usines comme de la bonne santé de mes concitoyens rivés à leur travail. Il est pour moi d’une importance capitale de prévoir pour l’année notre taux d’inflation. (Au gardien, rigolard) Tu ne ris pas ? C’est à hurler de rire pourtant ! (Reprenant sa lecture) Seule la bonne marche de la cité me préoccupe. Je n’aurais donc de cesse de lever des questions. Certaines pourront paraître saugrenues. Avez-vous bien dormi sera une interrogation qui reviendra souvent au fil de mes carnets, de même que l’apostrophe : Qu’en sera-t-il de cette journée et de demain ? (Il s’arrête de lire, regarde le gardien) Alors, que penses-tu de cette prose ?

 

LE GARDIEN, sur sa chaise et nez contre la vitre – Ce que j’en pense ? (Il tourne une tête inquiète vers la porte du gymnase) Je ne sais trop si je dois en débattre… Mais votre écrit ressemble à un rapport de bureaucrate !

 

LE DETENU, riant – Ah bon ? Sans doute un reliquat de conditionnement ! (Le détenu et le gardien à travers la vitre sont maintenant face à face) Tu as sans doute raison !Mais je peux être facétieux, mimer le style raide et ampoulé d’un bureaucrate. Comprends-tu seulement le petit texte que je t’ai lu ? (Le gardien fait non de la tête) Bon. Prenons un exemple. (Prenant un ton pédagogique avec une main explicative) Quand je parle de demain, je pose l’incertitude où nous nous trouvons tous à prévoir l’avenir : toi, moi, et Eux. Nous tous, en somme. Demain sème le doute. Il s’insinue dans nos cerveaux comme une réponse que l’on n’a pas. Me comprends-tu ? De même, si je te dis : Es-tu certain de vaincre les difficultés d’un seul jour, que réponds-tu ?

 

LE GARDIEN, évasif – Est-ce que je sais ! (Il se lève de sa chaise, enlève sa casquette et se gratte le crâne) De quelles difficultés parlez-vous donc ?

 

LE DETENU – De toutes. Celles qu’on rencontre dans une journée. Mais ma question soulève l’idée qu’avant de te lancer dans des conquêtes hardies, il faut d’abord que tu surmontes les obstacles d’un jour. (Tout bas, en confidence) Vois-tu, Janus, ces interrogations sont là pour t’inciter à penser par toi-même !

 

LE GARDIEN, arpentant le gymnase  – Ah, penser par moi-même, ça oui, j’aimerais bien ! (Il ôte sa casquette en s’épongeant le front, s’arrête à la hauteur du  détenu) Mais comment le pourrais-je ? Quand je remonte dans le passé et aussi loin que je le puisse, je crois avoir toujours suivi des instructions. Alors penser, vous comprenez !...

 

LE DETENU, cognant la vitre de son poing – Mais tu le peux, Janus ! (Très bas, en confidence) Si tu le veux, je t’apprendrai !

 

LE GARDIEN, s’approchant de la cage, pouce levé vers la porte du gymnase – Vous me faites bien rire ! Ils ne voudront jamais !

 

LE DETENU – Ah ça, c’est mon affaire ! (En confidence) Si tu me fais confiance, je pourrais t’enseigner les rudiments de la Logique. (Plus bas encore) Et si tout marche comme je le pense, tu pourras dans un mois ordonner ta pensée. (Tout haut, sur un ton triomphal) Alors, Janus, tu seras prêt à dire : je pense !

 

 

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