Voyages

 

Extraits du cit de voyage contant mes pérégrinations en Afrique et Asie.

 

Juin 1979 - De Rome où j'arrivais par un interminable train de nuit, je n'aperçus que la façade de la gare aux lourdes arcades blanches, aux colonnes imposantes dont la facture datait de la période mussolinienne. Je grignotai une pizza dans le quartier où stationnait une file de taxis. Sur une petite place, filles et garçons, assis sur leurs vespas, riaient en s’enlaçant. Mon avion pour Delhi partait pour le début d'après-midi. Je sautai donc dans un taxi qui m’emporta jusqu’à l'aéroport de Rome. Sur les panneaux, je repérai ma porte d’embarquement. Puis j’avisai un bar où je m’assis en attendant l’avion.

Tout en sirotant un coca, je repensai à mon premier voyage où, dans la fleur de l'âge, j'avais cherché à suivre les traces de Rimbaud. En fait d'Abyssinie, restée à tout jamais pays sépia dans ma mémoire, je traversai l’Espagne, le Sénégal et le Mali pour regagner bientôt la France par le désert mauritanien et le Maroc. Je revins au bout de trois mois, les yeux brûlés par le soleil du désert. J'avais appris que si l'on part pour quelque part, on s'égare en chemin. Et voyager est justement ceci : chercher l'égarement. J'avais donc bifurqué, n'obéissant qu'au fantastique attrait d'un voyage inventé, vécu au jour le jour, comme éloigné de toute réminiscence littéraire. J'avais rêvé d'Harrar et je me retrouvais à Tombouctou ! De plus, comme une épidémie de choléra y sévissait, je n'en vis rien ou presque. Ce fantôme de ville demeure un moment fort de ce voyage ; s’il garde une place à part dans mon périple, c'est bien précisément par son omni absence. De même pour les villes qu'on entrevoit et qui subjuguent. Ou celles qui nous déçoivent pour n’avoir su s'en libérer. Celles enfin ignorées, restées gravées dans notre imaginaire comme des passages à vide mirifiques. Ce voyage africain était loin. Pour n'avoir su à mon retour le fixer sur la page, je n'ai gardé de lui que des lambeaux de villes empourprées au couchant. Ceuta, Kayes, Bamako, Nouakchott, Abidjan restent des bornes aux contours flous et irréels comme ensablées dans ma mémoire, où j'ai vécu pourtant de brefs instants de vie intense. A dix-huit ans, préoccupé de soi, conscient d'avoir dans le meilleur des cas un avenir porteur, on ne s'attache qu'à la surface des choses. Au gré des paysages, l'oeil ne distingue que vibrantes couleurs, foisonnements de vie, ondoiements passagers dont il butine distraitement l’écume, ne songeant guère qu'à en capter le vague poudroiement.

 

Dix ans plus tard, quoique averti des maléfices du voyage, j'attendais patiemment dans ce grand hall d'aéroport l'avion pour New Delhi. Je n'avais pas encore ôté ma peau de sédentaire. J'étais au seuil du voyage, captif d’à-priori sensibles et esthétiques qui tous me ramenaient à cette humaine et plate condition d'homme en partance. Me manquait la vision, indispensable au voyageur qui ne peut voir qu'en recréant ce qu'il observe. Le hall n'était qu'un hall bondé de monde, les voyageurs que des quidams encombrés de bagages, la silhouette de l'hôtesse svelte et gracile... autant d'images rebattues qui ne s'imposent que rarement au véritable voyageur. Le voyageur s'imprègne de l’esprit des lieux pour en restituer le grain et la teneur. Le reste se lit ordinairement dans les guides de voyage.

En observant une vieille dame, le nez collé dans son Michelin, m'est revenu le souvenir de ce petit atlas de poche où figurait en couverture, sur fond de carte du monde, un splendide voilier et que mon père m’avait donné. Est-ce cet atlas rudimentaire qui m'avait alerté ? Ces taches colorées qui toutes, au fil des pages, symbolisaient pays, mers, océans, îlots, montagnes et plaines ? En tout état de cause, ce petit livre-là représenta pour moi l’appel de l’ailleurs. L'ailleurs : maître mot s'il en fut. Il fut toujours pour moi dès ma prime jeunesse la cause, l'en­jeu et le but du voyage ; il reste comme un appel secret, un mot dont la palpitation n'a pas de fin.

Plus tard j'appris à mes dépens que l’ailleurs n'est jamais accessible, qu'il est précisément toujours ailleurs. C'est ce qui fait son prix. L'ailleurs est cet espace illimité entre le lieu où l’on décide de partir et ce point éloigné où l’on rêve d'accéder. Ainsi, en parcourant le monde, s'aperçoit-on bien vite que les pays n'existent pas. Les sites rencontrés ne sont que constructions abstraites de notre imaginaire. Ils sont ce que nous en voyons, ce que nous ressentons en s’y frottant, ce que nous en pensons en traversant leurs fastes ou leurs misères. Ils n’ont une vie propre que parce qu’on a foulé leurs villes, écumé leurs campagnes, parcouru leurs ruelles, musardé dans leurs bouges. Sinon ils ne sont bien que des motifs sur la carte du monde.

En regardant la vieille dame tourner les pages de son guide, je crus revoir, penché sur son petit atlas, le gamin que j’étais et qui déjà montait ce qui serait son plus beau coup : celui de s'évader dans la vraie vie. Mais je ne pus exécuter mon plan qu’à l’âge de dix-huit ans. J'avais, à cette époque, gagné assez d'argent pour rejoindre l'Afrique. Mon but était de m'embarquer comme clandestin sur un cargo. Il me fallut d'abord joindre le sud de l'Espagne, ce que je fis en stop de Barcelone jusqu'à Algeciras m'arrêtant une nuit dans une pension de Malaga pour une broutille d'une quarantaine de pesetas. D'Algéciras, je pris la navette pour Tanger. Cet ancien comptoir phénicien offrait en 69 un accueil coloré. Je ne savais même pas que Bowles y avait jeté l'ancre pour y écrire son Thé au Sahara et recevoir un jour le jeune Kerouac.  

La rue du vieux Tanger où je trouvais une piaule était houleuse, crasseuse, pestilentielle. La moindre chambre d'hôte empestait le haschich. On se livrait ici à mille petits trafics que j’observais à la terrasse des cafés en buvotant de petits verres de thé parfumé à la menthe. Je restai quelques jours dans la ville vénéneuse, puis la plaquai, pres­sé de découvrir le lieu et la formule. Dans l'autocar tout cahotant qui m'emportait à Marrakech, je me promis un jour prochain de faire commerce de haschich. Marrakech m'envoûta. Je dus la répudier, ayant appris qu'on embarquait à Agadir sur des cargos en partance pour Dakar. Dans le port d’Agadir refait à neuf dix ans plus tôt depuis le tremblement de terre, je fis le tour des cargos amarrés battant pavillons russe, allemand, anglais, danois et je tentais de négocier ma traversée contre un travail à bord. En vain : nul commandant de bord n'accepta mes services. Déçu, je remontai d'u­ne traite jusqu'à Casablanca, pris un avion pour Santa Cruz de Tenerife où un paquebot gagnant le Sénégal devait mouiller six jours plus tard. En l’attendant, je m'installai sur Tenerife, îlot de roche volcanique appartenant à la triade des Canaries. L'hôtel où j'échouai, tenu par une hommasse matrone, émergeait joliment d'une grappe de rosiers grimpants. J'y écrivis mes premières lignes, lignes aujourd'hui perdues, émaillées d'émotions, chargées d'exaltations pubères où l'ébahissement naïf le disputait sans doute aux notations les plus pompeuses. Le soir, je m’asseyais à une terrasse, sirotant mollement un cafe con leche en regardant la mer et en tirant sur un cigare cubain. Passé minuit, je regagnais l’hôtel en chantonnant et j’entendais derrière les volets clos des rires et des conversations feutrées que j’imaginais amoureuses. Pendant le jour, je flânais sur la plage couverte de sable noir où bavardaient des mouettes.

 

 

Un beau matin, mon bateau accosta. La Compagnie Paquet assurait à l'époque les voyages vers le Sud. Sept jours à fond de cale pour rejoindre Dakar dans la promiscuité très amicale de Noirs dolents qui rentraient au pays. Six nuits houleuses et agitées. A la gare de Dakar, je m'informai du prix de train pour gagner le Mali. Je mis deux jours pour joindre Bamako où j'arrivais de nuit, exténué. Un chauffeur de taxi me conduisit dans un quartier perdu où, me dit-il, il connaissait un hôtel bon marché. Comme il stoppait devant un bouge où l'ombre d'un marlou se profilait, je sentis le danger. Les bougres voulaient me détrousser ! Sans demander mon reste, je sautai du taxi et pris la poudre d'escampette. Je rejoignis à pied la gare de Bamako où je dormis sur une banquette de salle d'attente, les doigts crispés sur mon sac de voyage.

De Bamako, deux souvenirs ont surnagé. Celui de la bibliothèque municipale, bâtiment au bois peint, aux murs tout défraî­chis, à la cour intérieure ombrée par le feuillage d'énormes bananiers où sur un banc de bois, figé dans l'ombre vrombissante d'un ven­tilateur, j'ai ouvert le Voyage de Céline et ne l'ai plus lâché. Mon autre souvenir fut cette exposition marxiste-léniniste organisée par l'ambassade d'URSS qui avait fait son nid dans la touffeur d'un pavillon construit en lattes de bambou. La colonisation française vécue par Bardamu à Fort Gono avait fait place à une nouvelle hégémonie. Le cerbère russe, chargé de l'édification des masses africaines, planté juste à l'entrée du pavillon, me reluquait d'un oeil méfiant. Je ne m’attardais pas. Le lendemain, un taxi-brousse me transporta de Bamako à Abidjan, empruntant la seule piste de terre ocre, tortueuse et guingois, qui tailladait comme une saignée l'opulente forêt. La nuit, lors du bivouac, l'Afrique battait de son pouls végétal d'où un concert de cris de bêtes s'égaillait bruyamment. Le jour, notre taxi se frayait un chemin sur des pontons branlants, passait maintes rivières à guet, se dépêtrait des entrelacs de lianes aux étranglements de la piste.

Ce fut le corps couvert de latérite que j'arrivai à Abidjan. Un jeune gringo, qui était du voyage, m'ouvrit les grilles de l'Ambassade américaine où je pus faire peau neuve. Le lendemain, sur le bord de la route, un certain Dennelin me prit en autostop. Il m'invita chez lui où je passais quinze jours à paresser. Je garde le souvenir de sa jeune femme si esseulée dans la grande maison, mère d'une tout jeune enfant dont le prénom était Chimène. Pour m'acquitter de l’hospitalité qu’ils m’avaient accordée et parce qu’elle préparait un brevet des collèges, je lui donnais quelques cours de français. Me revient en mémoire qu’un boy vivait dans la maison, qu’il servait les repas, préparait la cuisine et faisait la lessive. Les premiers jours, je refusai de lui confier mon linge. Mis au fait par le Noir qui s’était plaint auprès de lui, Dennelin gentiment mit les points sur les i. Deux jours plus tard, je fêtais mon premier Noël africain avec les Dennelin et des amis à eux. Des gens charmants tout prêts à m’embaucher dans la station service dont ils étaient propriétaires. Je déclinai leur offre et profitai d'un train de bois remontant vers le Nord pour leur faire mes adieux. Trois jours de piste pour joindre Yamoussoukro, où se dressait la grande propriété d’Houphouet-Boigny, plantée sur un îlot et entourée d’une eau croupie où pullulaient une soixantaine de crocodiles. Chaque soir, la rumeur prétendait que des carcasses de poulet nourrissaient ces reptiles. A cette époque la cathédrale n’existait pas encore mais la facture de la maison du Président avait déjà la folie des grandeurs. De là, je filai droit sur Bamako, Dakar, montai sur Saint-Louis, puis entamai, le cul assis dans une benne de camion, la traversée du grand désert mauritanien jusqu'à la ville d'El Aïun, forteresse espagnole ensablée dans les dunes où s'étiolait une soldatesque désoeuvrée sortie tout droit de Buzzati. Le capitaine, commandant de la place, sanglé dans son costume militaire, me fit un bon accueil. Au soir, à la lueur d'une bougie chétive, il me montra sa collection de pierres qu'il avait prélevée patiemment des sables du désert. Naïve lubie. Ce grand corps d'officier, accablé de fatigue, perclus de solitude, dans le bureau duquel trônait en bonne place le portrait de Franco, passait son temps comme il pouvait.

Le lendemain, dès l'aube, le camion-benne filait en sautillant sur l'éclatante blancheur du Sahara mauritanien. Mes compa­gnons de route, emmitouflés dans leurs burnous, agrippés aux montants du camion, se foutaient des cahots de la route. Ils somnolaient pour la plupart, indifférents au paysage poudreux, ne s'éveillant qu'à l'heure de la prière. Le camion s'arrêtait. Face au soleil couchant, ils prosternaient leurs corps étiques, baisant le sol en signe d'allégeance. Seul je restai dans le camion, conscient de vivre quelque moment d'éternité dans ce haut lieu de solitude où le ciel et la terre, dans un ultime rougeoiement, alliaient leurs forces tutélaires. Dans les dernières lueurs du jour nous bivouaquions. Un feu, un plat de graines de couscous où, accroupi et affamé, chacun piochait avec sa main. Une gorgée d'eau giclant d'une outre en peau de chèvre. Nous plaisantions, repus. La nuit tombait d'un coup. Je la passais sous les étoiles qui emplissaient le ciel par myriades, enveloppé dans une épaisse couverture, qui me montait jusqu'aux oreilles.

Le lendemain, le temps de secouer nos puces : nous étions repartis. A la frontière sud marocaine, je fus reçu par le maire du village qui m’invita à partager un verre de thé. Il me parla du peu de cas que le roi du Maroc faisait de son village. Je passais une nuit dans le bourg ensablé, partis pour Agadir où je dormis dans une maison désaffectée. Mon retour en Europe ségrena comme suit : Fez, Marrakech, Tanger,...Barcelone, Perpignan, Lyon enfin. En l'espace de trois mois j'avais brûlé ma vie, la peau de mon visage et mes globes oculaires.

De ce périple éclair, comme je l'ai dit, n'ont subsisté que bribes éparses de souvenirs. Qu'avais-je cherché à telle allure ? Quelle transe m'avait poussé à bousculer les règles d'exis­tence qui m'étaient imparties ? Fébrilité pubère d'adolescent rêveur ? Envie de mordre à belles dents dans l'écorce du monde ? Tout cela à la fois. Je revenais de cette escapade juvénile Gros Jean comme devant, empêtré d'un butin dont je ne sa­vais pas que faire. Le retour d'un voyage souvent nous jette sur le sable ; encombrés d'impressions, gorgés de sensations, comblés de choses vues dont le fatras nous déconcerte comme un trop-plein de vie. Il faut parfois du temps pour y mettre bon ordre. Passés certains délais, le ciment ne prend plus. C'est ce qui m'arriva en 69, le temps de m’ébrouer, de tenter de comprendre ce que pareil voyage m’avait appris et voilà que déjà tout semblait m’échapper. Enfin, pas tout à fait, puisque aujourd'hui encore j'en sauve quelques pépites.

 

 

A la porte 7A, on annonça le vol pour Delhi. Je m'extirpai de la banquette où, durant plus d'une heure, à la manière d'un bref échauffement, j'avais pressé les fibres d'un voyage oublié. Je dirigeais mes pas vers la passerelle du Boeing où une hôtesse de la Thaï guidait les voyageurs. Le vol devait durer douze heures, assez pour accomplir la mue indispensable qui me transformerait en découvreur. Notre avion à heure dite décolla par temps clair. De mon hublot, j'aperçus Rome brillant au grand soleil. Nous gagnâmes la touffeur des nuages, forêt arborescente plus fantastique que la feuillée de Brocéliande. On nous servit bientôt un bref repas. Je dormis, m'éveillai, somnolai vaguement. Passé l’Anatolie, l'a­vion dut affronter un gros orage. Il devait se poser à Delhi sur le coup de minuit.

Deux heures avant notre arrivée, j'avais fait connaissance avec un jeune voisin de traversée, Français aux cheveux ras, drapé d'une tunique safran tombant sur de grands pieds chaussés de sandalettes. Quoique curieux, ce compa­gnon me décrivit une Inde crue, sans fioritures où il avait déjà vécu et qu’il avait choisi comme patrie d’adoption. D'un ton très pénétré, presque à mi-voix, il m'avoua sa toute récente conversion. Bouddhiste, il rejoignait dans un ashram népalais un réputé gourou. Programme que je jugeais trop ambitieux pour moi. Je le laissais parler et mesurais la profondeur mystique qui l'habitait. Ce qui me renvoya à moi qui étais fait d’un autre bois. Décidément, la vision esthétique me parlait cent fois plus ! Apercevant mon homme à la descente d'avion, je lui souhaitais bonne chance. Il joignit ses deux mains, m'absout et me rendit la poli­tesse. Je le vis s’estomper au milieu d’une cohorte de saris bigar­rés, suivi de voyageurs indiens vêtus de vestes en cotonna­de blanche fripées par le voyage. Du tarmac montaient de lourds par­fums suaves que dispensait l'air tiède de la nuit.

A la douane, l'attente fut longue. Mes bagages furent fouillés avec cette infinie lenteur qui n'appartient qu'aux fonctionnaires locaux. Plus loin, derrière une banque, l'Indien qui officiait alpagua mon passeport, fit mine de l'éplucher et y oblitéra sans sourciller un visa touristique. Au Change Office encore ouvert, j'échangeai une poignée de travellers. Dans la liasse en retour, j'eus droit à mon premier billet de cent roupies troué qui est considéré en Inde comme sans valeur. Mais ça, je ne devais l’apprendre qu’au cours des jours suivants à la faveur d’une brève altercation dans une banque indienne. Pour l'heure, ne sachant où aller, je décidai d'atten­dre patiemment le jour. Je me posais sur une banquette en bois, flanqué bientôt d'une famille in­dienne aussi nombreuse que tranquille. Premiers visages au teint très mat, aux cheveux jais longs et tressés, aux dents trop blanches, aux fronts joliment peints pour la gent féminine ou rehaussés de gros turbans pour certains hommes, autrement dit les Sikhs du Punjab. Ma voisine arborait un sari ample et chamarré dans les replis duquel se cachait un gosse au regard noir, guettant du coin de l'oeil l'étranger que j'étais. Des piafs facétieux, entrés dieu sait comment, voletaient par le hall. Des yeux, j'en suivis un qui grappillait d’une banquette à une autre en m’étonnant de la mansuétude indienne. Puis, fatigué, je m'endormis.

A mon réveil, le jour était levé. L'air était chaud, poisseux ; le ciel rouge. Je m’ébrouais. Sur une petite place, un autocar vieillot menait au centre ville de Delhi, à Connaught Place. Le chauffeur à la bouche édentée m'invita à monter. J'embarquai, ayant marchandé avec lui le prix de mon trajet. On m'avait dit qu'en Inde il fallait négocier. Aucun prix ne tenait. Tout se jouait dans le refus de payer trop. Dans l’autocar, le chauffeur me fit signe de m’asseoir avant de démarrer. Nous traversâmes en trombe un quartier aux rues larges, aux maisons rares, quasi inhabitées. Aucune vé­gétation. Faubourg abandonné de New Delhi. Bientôt l’autocar s’engagea dans le centre aux larges avenues, étonnamment désert. Je m'arrêtai à Connaught Place, grande place circulaire bordée d'échoppes en­core fermées, de bâtiments au caractère tout officiel, dépeuplée à cette heure matinale, et en ce jour béni puisqu'on était dimanche ! J'avais sauté à peine du car qu'un rickshaw se gara à quelques pas de moi. Un deuxième s'en vint, ignorant le premier, me proposant dans un anglais douteux de me conduire dans un hôtel. Les deux se disputaient la course au point que l'un, pour l'emporter, portait déjà mon sac dans son rickshaw. Je le récupérai furieux en envoyant les deux rickshaws au diable. L'un insista : en vain. L’autre, aux aguets, tenta une nouvelle fois sa chance. Ces taxis qui, en Inde, ressemblent à des side-cars ripolinés de couleurs vives et dont la corne tonitruante alerte les passants, écument rues et places pistant sans trêve le potentiel touriste. Constamment en maraude, ils traquent tout ce qui bouge. Le prix d'une course varie selon la fermeté ou la mollesse du client. Ils vous mè­nent de partout avec une science consommée de la conduite acrobatique. Ce premier jour, leur insistance m’ayant gavé, je consultai le Guide du Routard que j'avais emporté. Y figurait une pension pas chère dans Bengali Market, tenue par un dénommé Bob dont un ami, mordu d’Orient, m'a­vait parlé. Providentiel ami ! Il m'avait fait un plan pour gagner la pen­sion. Voilà, ma foi, qui me facilitait les choses ! Je rajustai les brides de mon sac qui me sciaient le dos quand une voiture ventrue aux ailes rebondies s'arrêta près de moi. Un jeune garçon, l'oeil rieur, m'invita à le suivre. D’un ton dolent, il me dit être le fils de Bob. Le fils de Bob, celui tenant pension à Bengali Market ? – Han, han, dit-il hochant la tête en montrant ses dents blanches. J'hésitai. Mais il descendit de voiture, se saisit de mon sac, le jeta dans le coffre, me fit signe de monter, ce que je fis à la barbe d'un rickshaw qui s'approchait déjà pour louer ses services.

Le fils de Bob parlait un bon anglais. Il m'avoua qu'à l'arrivée de chaque avion il guettait le client. Connaught Place était le point central de son activité. Disert, il papota business, Europe, América en pilotant sa grosse Bentley. Dans Bengali Market, quartier résidentiel, les rues étaient aussi désertes qu'en centre ville. On y croisait de rares pas­sants, quelques gamins disparaissant derrière des palissades, des chiens errants. Seuls à travers les grilles de maisons basses vaquaient tranquillement des jardiniers. La voiture roulait lentement. Elle s'arrêta bientôt devant une maison à un étage. Une petite porte s'ouvrit. Un homme jovial, vêtu d’un simple short, m'accueillit bruyamment C'était le fameux Bob, au torse nu, au ventre proéminent, aussi gros, aussi rond qu'un ballon de basket. Il se montra prolixe et plein d'allant. A coup sûr une santé, une force de la nature. - My name is Bob. Are you Deustch ?  Come in ! Come in ! Je montai à sa suite un petit escalier et aboutis sur une terrasse où quelques voyageurs, Européens pour la plupart, avachis sur des lits au fond natté de cordes, me saluèrent avec la nonchalance propre au pays. Une bâche tendue aux quatre coins de la terrasse servait de ciel de lit. Restait une couche que je louais pour quelques jours.

 

 

Paul, un voisin de lit vivant en Inde depuis six mois, m'aida à m'installer. C'était un garçon maigre, aux longs che­veux crasseux ayant vagabondé de Bombay à Madras. Comme nous par­lions, il évoqua les plages de Goa où il avait passé quelques trois mois paradisiaques. Le bungalow où il logeait était donné. Le jour, il prélassait son corps à l’ombre d'une barque, se gavant de poissons cédés par les pêcheurs du lieu. Un peu voyou, il me confia les rudiments pour vivre en ce pays. Boire du coca et non de l'eau au risque de choper une hépatite. Cacher son fric dans son slip. Garder un oeil constant sur son passeport. Fuir le soleil autant que faire se peut. Pour accéder au coin toilette, une douche avait été aménagée dans une cour intérieure. Je dus cogner à la porte de Bob qui desserra lui-même le cadenas de la douche après m’avoir taxé de quelques paises. Pas de petit commerce pour lui, m’avait dit Paul. Quand je fus prêt, mon nouveau guide me montra la rue menant au vieux Delhi. Nous longeâmes une rue puis une autre. A Connaught Place, il me laissa car il de­vait remplir un deal.

Il devait être midi passé. Le soleil dardait dru. La rue où je marchais était à peine ombrée. On n'y croi­sait que des carrioles cahotantes tirées par des chevaux étiques. A l'angle d'une rue, des mouches bourdonnaient sur un tas d'immondices. Là, deux chiens faméliques avaient trouvé pitance. Un vendeur ambulant me fourgua un campa qu'il dégaina rapidement de son bac à glaçons. Bois­son sucrée mais fraîche que je tétais comme une manne. Au pourtour de la gare s'entassaient des baraques, des cahutes en carton, abords d'un bidonville où grouillait tout un monde crasseux et loqueteux. C'était Old Delhi. Des grappes ma­lingres d’hommes et de femmes campaient sur les trottoirs. Lits de guingois, cagettes défoncées, vieux cartons usagés, bardas vestimentaires ou domestiques marquaient le territoire d'un clan, d'une famille indienne. Un couple et sa marmaille, au minois mâchuré, squattaient les urinoirs publics. Regards que je croisais : fixes, hébétés. Corps d'enfants rachitiques li­vrés à des nuées de mouches. Vieillards couchés à même le sol. Cercle de Dante.

Ce fut un choc pour le futile Européen que j'étais à l'époque. Et quand je dis futile, j'entends bien sûr artiste esthétisant n'attendant du voyage que vives sensations censées aiguillon­ner son moi, frivole jeune homme, superficiel et narcissique, en quête de lui-même.  Donc éloigné de la misère du monde. J'avais certes rencontré dix ans auparavant, au plein coeur du Mali, une fruste pauvreté, campagnarde avant tout, bon­homme si je peux dire, loin de l'aspérité des villes… Ici, la nudité obscène de la disgrâce sociale s'imposait au regard. Malnutrition, manque d'hy­giène, endémies sous-jacentes, crimes potentiels tissaient la trame du vieux Delhi. L'entassement surtout d'existences précaires faites de bric et de broc, d'ecchymoses et de plaies confinait à l'horreur. Terrible pandémonium de corps malades, infirmes, rampants et pustuleux dont l'abandon à leur sinistre sort paraissait sans espoir.

J'éprouvais là mon tout premier malaise face à l'inacceptable. Malaise fait de détresse, d'hébétée rémission, d'impuissant voyeurisme, qui ne m'a plus quitté. Et je compris que ce voyage s'annonçait rude, tendu et qu'il serait porteur d'une expérience que je devrais transmettre un jour. Je secouai mon inertie, conscient de n'être ici qu'un être contingent. Devant la gare, une horde de mendiants tanguait dans le soleil. Je dus la contourner, crocheté par des doigts qui imploraient l'aumône. Je m'esquivai, repoussai un manchot. Enfin je me sortis de ce guêpier en me réfugiant dans la gare. Derrière d’innombrables guichets grilla­gés, des employés passaient le temps à s'éventer, aveugles et sourds à la cohue des voyageurs massés dans le grand hall en files interminables. Je tentai de glaner l'heure du train pour Agra. On crut bon balader l’étranger que j’étais d’un guichet à un autre. Les fonctionnaires, aux visages fermés, aux regards amusés auxquels je m'adressai semblaient ne pas comprendre mes questions. Se payaient-ils ma tête ? Pas un pour me donner le moindre horaire. Existaient-ils seulement des horaires réguliers ?

Las de me confronter à ces faciès rieurs hochant bienveillamment la tête et minaudant un sale anglais, je renonçai et dé­cidai de revenir plus tard. C'était mon tout premier contact avec l'indienne bureau­cratie, mélange de feint étonnement, de rouerie malicieuse et d'extrême vanité. Je devais la subir maintes fois, passant de la colère à la plus morne consternation avec le sentiment très vif d'être persécuté. Pour l'heure, j'avais mon temps puisque je comptais bien rester un mois à New Delhi. J'affrontai donc une nouvelle fois la place où tout grouillait. Les mendiants à nouveau s’en donnèrent à cœur joie. Je dus leur échapper. Par une rue nauséeuse, je rejoignis Connaught Place, ce havre déserté. Ban­ques, magasins, bureaux étaient fermés. Les façades assoupies des édi­fices publics grillant au grand soleil réfractaient violemment leur fadasse blancheur. Je cherchai l'ombre sous les arcades de la place où un glacier était posté.

Au Nirula's où je mangeais, snack propret tenu par un Indien bon teint, je m'étonnai que tant de luxe raffiné coexistât avec Old Delhi. Courtoisement je m'en ouvris au tenancier qui, disposé à me parler, me présenta une Inde surréaliste. Pour lui, pauvres et nababs vivai­ent en harmonie. La richesse n'était rien. La pauvreté idem. Tout juste un grain de sable dans une brève existence. L'Inde était un boa capable de digérer ses plus funestes avatars. Il évoqua la colonisation anglaise, Gan­dhi, Nehru, les Pays Alignés, l'irréductible paralysie indienne due en par­tie à la trop grande diversité ethnique qui la peuplait. Curieux homme, pensais-je, dont l'immense talent tenait dans la navigation à vue entre l'Histoire, la Politique et la Philosophie. Des clients l'appelèrent. Je le quittai presque apaisé, comme si son cours ex cathedra m'avait aidé à re­centrer les choses.

Je retournai à pied à Bengali Market où, à l'abri de maisonnettes encloses de jardinets, vivaient de riches familles indiennes. En chemin, je croisais une bicoque où pour quelques roupies je bus un tchaï glacé. Quand je passais la porte de la pension, Bob me reçut avec aménité. Ayant appris que je pré­méditais de prendre un train, il me dissuada de visiter Agra. Sans doute avait-il peur que je misse fin à mon séjour chez lui. Je dus lui assurer que Delhi me plaisait. Du coup, il retrouva sa verve inaltérable censée dissimuler une incroyable vénalité.

 

 

Pendant les jours de la semaine, Connaught Place était bruyante et animée. Voitures, rickshaws, vélos, charrettes à bras la traversaient et l’encombraient en un flux anarchique, nerveux et tapageur. Les rickshaws querelleurs répliquaient vertement aux klaxons de voitures. Cacophonie de moteurs impatients, de klaxons énervés qui n'appartient qu'aux grandes cités. Au centre de la place, un parc aux bassins quiets formait comme un îlot de paix. Là, des Indiens se pré­lassaient dans la fraîcheur de vertes pelouses à l'ombre de grands arbres. Lieu recherché pour qui voulait saisir l'activité in­dienne sans être happée par elle. Car ce qui saoule quand on débarque dans une grande ville en Inde, c’est le nombre de gens qu’on rencontre de partout : sur les places, les trottoirs, dans les gares, dans les trains et dans les bus archi bondés. C’est cette promiscuité sans cesse recommencée d’une foule en transit où chacun joue des coudes qui donne à l’arrivant une sorte de vertige. Dès juin, l'air de Delhi stagnait oppressant tout ce qui bougeait. Le jour se levait tôt et moi avec. Jusqu'à dix heures, le soleil était supportable. Passée cette heure, plus question de marcher par les rues. Plus question de bouger. Au reste, tous les guichets étaient fer­més. Je rentrais donc à la pension de Bob, m'affalais sur mon lit et fixais l'oeil morne, jusqu'au total non-être, les pales du ventilateur qui pendait au plafond. Dans un semi sommeil, je l'entendais vrombir et battre l'air de ses élytres. Le temps s'effilochait. En l'espace d'un mois passé à New Delhi, je déplorais cette infinie tor­peur où je semblais être tombé sans pour autant me ressaisir. Je ne risquais un pied dehors que vers cinq heures du soir au soleil déclinant. Pour quelques paises, je sirotais une eau bien fraîche, potable pa­raît-il, que des porteurs le long des rues tiraient de leurs citernes, ayant abandonné depuis longtemps coca, fanta et autres boissons sucrées qui malmenaient mes intestins. Au gré de brèves incursions à India Gate, je me heurtais à cette publicité qui fleurissait partout : KAMPA COLA IS LIFE. Belle ironie : l'infâme breuvage m'avait bouffé la flore intestinale ! Durant le jour, quoique dormant plus que mon compte, je me sentais le corps pataud, l'esprit borné, comme alangui, au point que mes pensées convergeaient toutes essentiellement sur mes besoins élémentaires. Manger, boire, digérer, déféquer en due forme, voilà ce qui m’accaparait l’esprit. Ma nourriture se composait de riz, de mixed vegetables, légumes cuits accompa­gnés de sauces pimentées qui m'enflammaient larynx et estomac. Pour adoucir l’effet des sauces, je me gavais de chapati, galette de blé à la mie blan­che, buvais jusqu'à plus soif et ne cherchais que l'ombre et la fraîcheur. Toute démarche d'importance - se rendre jusqu'à la banque, se renseigner sur des horaires de bus, de train ou de musées - prenait l'allure de long parcours du combattant. Le soleil, la chaleur et l'intraitable bureaucratie indienne avaient raison de mes ultimes forces. Mes nerfs se liquéfiaient. Je me sentais amenuisé, réduit à ne nourrir qu'un corps souffrant, li­vré à ses stricts appétits. Le peu d'esprit qui me restait (comme je l’ai dit, difficile d’aligner une pensée derrière l’autre) vacillait sous les coups du climatique butoir indien. Etrange cité que New Delhi !

Paul, qui s'était acoquiné à moi, me guidait dans Delhi qu'il connaissait comme sa poche. Les parcs verdoyants qui égayaient la capitale : Buddha Jayanti Park, Mughal Gardens ou Nehru Park étaient ses lieux privilégiés de business. Il revendait du hasch à des touristes de passage. En cheville avec Bob dans un obscur commerce de beedees, fi­nes cigarettes d'eucalyptus au bout fleuri d'une cordelette rose, Paul écumait avec obstination un même dédale de rues flanquées de ma­gasins aux boutiquiers retors et soupçonneux. Nous échouions toujours au Bengali Market's bar, glacier non loin de la pension de Bob, où Paul assis devant un thé glacé dans un coin retranché, faisait rapidement les comptes de sa journée. Ce bar bondé d'Européens à l'humeur vagabonde, dont les lumières trop crues attiraient les moustiques, vibrait de rires, de parlottes infinies, de plans sur la comète comme un esquif frêle et surpeu­plé porté par le roulis nocturne. Je n'écoutais plus Paul ni personne. Par une fenêtre qui baillait, je respirais à pleins poumons l'imprévisible fraîcheur indien­ne.

Mon séjour à Delhi s'avéra fastidieux. La capitale manquait de déraison. Ou de véracité peut-être, polluée qu'elle était par le monde des affaires. Une invisible présence anglaise errait dans certains squares, sous les arcades d'anciennes bâtisses coloniales, sur d'autochtones visages à la moustache toute britannique, jusqu'au maintien, au port de tête d'Indiens racés ayant connu les fastes de l'Empire. Delhi ne manquait pas de charme mais son effervescence, son activité déjantée avaient fini par me lasser. Bob avait bien tenté de me garder. En vain. Quant à ce magouilleur de Paul, européen habitué à rompre les amarres, il ne broncha même pas quand je pris mon billet pour Agra. J'eus quelque mal à partir le jour dit mais j'embarquai deux jours plus tard en gare d’Old Delhi dans un wagon peuplé de paysans criards aux bardas surchargés.

Le train finit par s'ébranler. Il traversa des bourgs disséminés et désolés, grillant sous le soleil, où des maisons aux toits très bas, pareilles à des bourrines, abritaient des familles qui taraudaient des bouses. J'appris plus tard que ces étrons solidifiés par le soleil servaient ici de combustible. Dans mon compartiment de 2ème classe, assis sur une banquette en bois, je partageai le maigre repas d'une famille indienne dont l'insistante cordialité m'apparut vite incontournable. Je dévorai ma chapati et mon poisson séché, heureux d'être accepté par ces gens simples et sans manières. A New Delhi, je n'avais pas connu pareille aménité. Celle de ce tenancier de Bob était d'une autre écorce ! Mercan­tile et rapace. Alors que là, dans ce wagon, les choses se résumaient à une simple affaire de convenance. J'offris de l'eau à mes voisins. On préféra m'abreuver de thé froid. Le reste du voyage se passa à dormir dans les cahotements d'un train poussif et asthmatique. En gare d'Agra, les quais étaient bondés. Indiens hagards, accablés de chaleur, cernés de baluchons, agglutinés comme des essaims grouillant de vie. Une multitude indescriptible. Je sautais sur le quai quand j’entendis le train crisser de ses boggies. La foule me porta. Les uns voulaient monter dans mon wagon, d'autres hissaient leurs mômes ou leurs bagages par la fenêtre ouverte. D’autres comme moi se frayaient un chemin pour gagner la sortie. Porteurs, vendeurs de thé, de mangues, de gâteaux jaunes sertis de miel étaient autant d’obstacles à contourner. Je m'extirpai de cette foule, serrant de près mon sac de voyage et sortis de la gare. Dehors, des carrioles colorées, tirées par des chevaux aux flancs étiques, attendaient bravement l'arrivée des touristes. Juste à côté pétaradait une armada clinquante de rickshaws. Deux déjà me hélaient. Je discutai les prix, marchandai sans céder. Après accord, l'un d'eux plus prompt que les autres embarqua mes bagages et je grimpais dans son rickshaw. Nous démarrâmes en trombe, fendant la foule dans un bourdonnement de gros frelon rageur.

Pour ouvrir le chemin, le chauffeur malmenait le pommeau de sa corne. Des groupes s’effaçaient sur le bas-côté de la route pour nous laisser passer. Nous longeâmes le Fort Rouge où veillait une armée de vautours, dressée sur les remparts. Au bas du Fort deux hommes, torses nus, brûlaient sur l'aire de crémation un monceau de cadavres. Le rickshaw m'arrêta devant un restaurant coquet et plutôt propre : le Taj Restaurant. Je lui abandonnai les deux roupies qu'il crocheta de ses mains noires. Mon guide mentionnait dans le quartier du Taj l'adresse du Star Inn. En marchant quelques pas, dans une ruelle bordée de masures misé­rables, d'échoppes aux façades branlantes et aux étals plutôt chétifs, je discernai l'écriteau du Star Inn. Pâle écriteau vieillot dont l'étoile même avait terni. Un gargotier râblé, à la bouche édentée, me reçut en riant sur le pas de la porte. - Come on, me dit-il.  Dans une cour intérieure, derrière le banc de boissons fraîches dont il faisait commerce, il me montra ma chambre. Une pièce aux murs blanchis où reposaient deux lits tressés, une chaise et une table aux pieds tordus. Il appuya sur un bouton qui actionna l’énorme ventilateur niché dans le plafond dont les hélices claquetèrent après l’amorce. Une araignée, surprise dans sa sieste, fila entre mes pieds. Le prix de cette chambre était de dix roupies, ce qui m’allait. Ce coin plutôt rustique était fait pour me plaire. Mon homme me quitta, heureux d'avoir trouvé un revenu inespéré.

Je posai mon bagage et sortis dans la cour. Un ap­pentis dont je tirai la porte abritait une douche. Un coin toilette, disons, où je pourrais laver mon linge. Devant ma porte, sous une tonnelle des plus feuillues, une table noire de mouches flanquée de deux longs bancs invitait au repos. Je m'y assis et demeurai un instant seul. Pas très long­temps. En Inde – j’en fis bien vite le constat - on ne reste jamais seul très longtemps. Un gamin de dix ans, aux yeux rieurs, débrouil­lard et ouvert, se présenta à moi. Son nom était Papu. Quoiqu’ânonnant l'anglais, il m'expliqua qu'il vendait du coca dans le commerce de son père, l'homme qui m'avait guidé jusqu'à ma chambre. Il m'invita à le rejoindre derrière ses bacs à glace sur une petite estrade en bois qui tenait lieu de banc. J'achetai un coca qu'il s'em­pressa de me servir.

Les jours suivants, que je sorte ou que j’entre dans la petite cour, il courait à mes trousses. Nous échangions un mot ou deux comme des amis de longue date. Papu était heureux que je fisse cas de lui et moi j'étais content de son bonheur. Il finissait toujours par m’apporter un coca frais contre une poignée de paises. Parfois je l’invitais à bavarder sous la tonnelle mais son père l’appelait et Papu détalait en me criant Bye bye.

Comme il se doit, le soir même de mon arrivée, le patron du Star Inn vint me faire la causette. J’appris ainsi que le père de Papu n’était qu’un subalterne. Assis sous la tonnelle, vêtu d’une tenue immaculée (chemise, pantalon blancs), il me parla de choses et d'autres dans un très bon anglais. Ayant suivi toutes ses études dans la meilleure école anglaise de Delhi, il m'apprit que son père était un joaillier très réputé. Il s'en ouvrit à moi avec beaucoup de fatuité. Quoi­que avenante, sa politesse me glaça. Je compris que Papu et son père étaient payés une roupie de sansonnet. Je m'étonnai à haute voix que le jeune Papu travaillât à son âge. Mon vi­siteur ne parut pas troublé. Nombre d'enfants travaillent en Inde. C'est une pratique courante dans ce pays, déclara-t-il.

- Et le père de Papu ?

- Oh, dit mon visiteur en souriant avec dédain, il gagne son salaire !

J'appris plus tard que ce salaire était bien maigre, que l'argent du Star Inn tombait dans l'escarcelle du joaillier. Je repensais au tenancier du Nirula's qui professait le fa­talisme : richesse et pauvreté n'étaient que grain de sable dans nos brèves existences. Pour lui comme pour le gringalet venu me visi­ter, peut-être. Mais pour Papu et pour son père ? Mon visiteur dut me quitter, me promettant de revenir. Par chance je ne le revis pas. La sombre mine que j'affichais dut le convaincre de s'abstenir.

 

Les jours suivants, je découvris dans le quartier un havre à trois rues du Star Inn : le Taj Restaurant, lieu de silence et de quiétude, bâti en dur, coupé du monde et comme indifférent à la rumeur grouillante du dehors. Son cadre y était avenant, climatisé et déserté. A chaque fois que je m'y réfugiais, j'étais servi par un garçon stylé qui m'accueillait avec onction. Marquant son territoire en chaloupant entre les ta­bles, il semblait vivre dans un cocon. Les plats qu'il me servait étaient certes épicés mais j'avais droit à du café et à une eau de source himalayenne qui coûtait une fortune. Aux tous débuts, je laissais à mon homme un pourboire d'une roupie, royal pourboire lorsqu'on connaît le salaire mensuel indien qui est de l'ordre de soixante roupies. Après, j’appris à moduler sans que mon flegmatique serveur ne s'en émeuve. Un lien nous unissait : celui de partager une même enclave de fraîcheur.

Passé la porte de l'obligeant Taj Restaurant, caverne de jouvence, je retrouvais la rue et la chaleur ambiante qui écrasait un alignement de gargotes abritées par des bâches d'où s'exhalaient d'acres fumets. Là, pour tenter de m'imprégner de la réalité indienne, je m'arrêtais pour boire un thé au lait brûlant. Des vendeurs de boissons m'agrippaient au passage. Je devais les chasser, en surprenant dans leurs regards une curiosité maligne mêlée à ce que j'appelais l'arrogance des gueux. Et je pensais que ma présence les amusait sans doute autant qu'elle les dé­concertait. Un bus passait bourré de monde qui menait au Fort Rouge où s'entassaient, avais-je appris, les faubourgs miséreux. Dans son sillage roulait une ribambelle de pousse-pousse tirés par des hommes en haillons, au thorax saillant, arc-boutés sur des vélos perclus, et dont la face grimaçante trahissait la souffrance. Montaient de ce fatras informe des nuées de poussière stagnant dans la chaleur torride de midi.

Par l’une des portes des remparts ouvrant sur la vieille ville, je pénétrais dans un quartier aux ruelles coquettes où s’alignaient des échoppes pour touristes, des commerces de primeurs avec leurs étalages de tomates, de mangues, d’ananas, de petites bananes vertes, de noix de coco et de légumes ; des magasins où, dans l’arrière boutique, on fumait du haschich. Devant les portes grandes ouvertes d’un commissariat de quartier, deux policiers se prélassaient, chassant les mouches à l’aide de leurs badines. Sur le trottoir d’en face, des commerçants touillaient du fromage blanc dans des vasques en étain posées sur un grand feu. Une enseigne de médecin, un dispensaire rudimentaire bordaient une ruelle en terre battue. Tournant au coin d’une rue, je tombai sur un homme ayant posé culotte et faisant ses besoins dans un fossé à ciel ouvert. Je m’écartai, craignant de le gêner, mais il sembla ne pas me voir et termina tranquillement ce qu’il avait à faire. Scène de rue plutôt courante que je devais revoir mille fois sans que jamais personne n’en soit réellement choqué. Dans cette même rue, j’assisterais deux jours plus tard au passage d’un mariage, constitué d’hommes dansants et de femmes en saris, groupés autour d’un homme à l’habit chatoyant monté sur un cheval. Au son d’un tambourin, le petit groupe progresserait tout en riant, chantant, marquant le pas comme si au sein du dénuement le plus total l’indifférence du monde ne pouvait à elle seule justifier la tristesse...

 

 
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