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Vagabondes

 

La nouvelle qui suit fait partie d' Humeurs vagabondes, recueil s'inspirant d'un voyage en Inde, Pakistan, Afghanistan, Turquie. Il s'est nourri au lait des souvenirs captés dans le Journal de voyage que j'ai tenu durant tout mon périple. 


COMME UN REVE DE MARBRE

Le train entra en gare. Les quais, peuplés d'un monde hagard, moutonnaient dolemment sous la houle des saris. Des fenêtres du wagon on transbordait des balles, des valises boursouflées qu'une multitude de mains avides agrippaient au pas­sage. Du toit, juste à hauteur des vitres, surgissait un grouillement de mains, de jambes, de pieds sanglés de sandalettes qui cherchaient un appui. Les portières grandes ouvertes dé­bordaient de bardas que de frêles gamins chevauchaient fièrement. Le long du quai, des vendeurs de boissons, de tchaï, de mangues ou de gâteaux rameutaient bruyamment les nouveaux arrivants. La gare, comme un tympan saturé de vacarme, enflait démesurément. Quand le train s'arrêta, craquant de ses boggies comme pour exhaler un bienheureux sou­pir, la foule s'essaima en une intense et turbulente bousculade.

Roy, impassible dans l'ombre moite du compartiment, guettait d'un oeil morne la déferlante humaine qui s'ébattait derrière la vitre. Hydre informe, bigarrée, aux mille bras enchevêtrés qui hélaient un parent ou hissaient un fardeau. Cette confusion à l'arrivée lui était familière. C'était à chaque fois un même débordement de cris, de gestes, de corps agglutinés auquel stoïquement il assistait. A croire, se disait-il parfois avec ennui, que les Indiens ne vivent qu'en transhumance !

Sur une pancarte poussiéreuse que le soleil chauffait à blanc, il lut le mot AGRA. Une pendule marquait l'heure : midi passé. Des yeux il avisa son baluchon, vérifia prudemment qu'il était bien encore en possession de ses papiers puis il se décida à mettre un pied au grand soleil.

En cette saison, la chaleur atteignait 40 degrés à l'ombre. Autant dire un enfer pour qui voulait bouger. Debout, figé au sein d'une troupe de paysans braillards, il sentit fondre sur sa solide carcasse l'impitoyable moiteur indienne. Chape imparable, irréduc­tible, propice à rendre le moindre geste caduc ou inutile. Il gagna l'ombre de bâtiments plutôt vétustes datant de la période coloniale. Comme il jouait des coudes, un cul-de-jatte embusqué tira sa jambe de pantalon. – Assez, lui cria Roy en le poussant du pied.

Devant la gare des carrioles bariolées, tirées par des chevaux étiques, grillaient au grand soleil. Pas un brin d'ombre. Au sol une terre rouge, maculée de crottin, com­me engluée dans la torpeur du jour. Une odeur suffocante montait des attelages. Un chauffeur de rickshaw, plus perspicace que les autres, vint se coller à lui.

- Tourist ? Tourist ?

- Hum, grogna Roy.

Alertés par ses cris, d'autres qui somnolaient dans l'ombre des carrio­les, sortirent de leur torpeur. Hey, man, where do you come from? French, English ? Il fut sollicité, assiégé de parlottes, cerné par un essaim exaspérant de blablas volubiles. Il s'ensuivit moult palabres pour négocier un prix.

- How much ?

- Ten païs.

- Eight.

-  Six !

- OK, grommela Roy.

Le petit homme à la bouche édentée saisit le baluchon de Roy. il le chargea sur ses épaules tandis que Roy montait dans le rickshaw aux portes tatouées de cou­leurs assassines.

- Taj Restaurant ! lui cria Roy.

Il démarra en trombe dans une pétarade de décibels en liesse.

Il fallut se frayer un chemin au milieu de la foule qui emplissait les rues. Charrettes à bras, boeufs, autobus se confondaient en un magma de tôles chatoyantes, de peaux bistrées et de poussière intense. Roy retrouvait cette oppressante sensation de trop-plein absolu qu'il n'avait bien connu qu'en Inde. La vie grouillait ici comme un gros pouls infatigable qu'apai­sait seul peut-être le répit de la nuit. Monde épuisant, diffus, protéiforme, peuplé de gnomes aux sourires édentés, aux corps difformes, aux membres atrophiés, aux visages émaciés et dont le fatalisme plutôt rieur donnait à leur allure une incommensurable lenteur. Hallucinante Cour des Miracles à la puissance mille, pensa Roy tristement.

Comme il roulait à vive allure, pressant la foule de s'écarter sous l'en­diablé boutoir de son klaxon, le rickshaw tressauta et fit une embardée sur le bord de la route. Il suffoqua, comme étourdi par son brutal écart puis dans une plainte exaspérée bondit hors du fossé. Rassérénée, sa corne conquérante ouvrit la voie magiquement.

Ils pénétrèrent dans le ventre d’Agra, industrieux, dolent, suant ses miasmes. Au détour d'une ruelle où regorgeaient de colossaux étals de fruits le Fort Rouge apparut. De son dernier voyage qui remontait vingt ans plus tôt, Roy n'en avait gar­dé qu'un souvenir confus. Sans Marina aurait-il même parcouru l'Inde ? Sans doute pas.

Comme une mouche trop importune, il chassa de sa tête une telle évo­cation. A quoi bon, se dit-il. Comme ils passaient au bas du Fort, une odeur acre, pestilentielle monta de l'aire de crémation. Deux hommes, torse nu, officiaient lentement. Roy aperçut juchée sur les remparts une bande de vautours qui geignaient sourdement.

Le rickshaw s'engagea dans une rue étroite bordée d'échoppes en bois grossier. Il déboucha sur une place où s'entassaient, coiffées de calicots vieillots, des gargotes poussiéreuses. Roy reconnut le lieu. Ces bicoques de guingois, précairement montées, avaient tenu le coup. Comme moi, opina-t-il. Le Taj Restaurant à l'aspect trop propret, indemne de toute souillure terreuse, lui parut détoner dans ce fruste décor. Par son maintien altier, il rap­pelait la vieille Europe. Vestige anglais repris en main par un Indien entreprenant, il demeurait figé dans la mémoire de Roy. C'est dans ce havre climatisé que lui et Marina avaient passé les plus exquis moments. Il la revit dans la robe légère achetée à Delhi, le corps délié, le visage apaisé, épanouie comme une plante qu'on aurait su ravir de l'implacable chaleur. Mais ceci était loin : Marina n'était plus qu'un cliché racorni tombé incidemment du livre de sa vie. Il sauta du rickshaw, régla sa course puis empoigna son sac de voyage pisté par un mendiant à l'oeil borgne aussi tenace qu'un frelon. Roy l'ignora tout à sa préoccupation de trouver un hôtel.

Niché dans une ruelle grouillante du vieil Agra, le Star Inn Hôtel ne payait pas de mine. Un écriteau en lettres peintes tout décrépi en révélait la fragile existence. Une rue malodorante menait dans une cour où une ancienne étable aux murs nouvellement blanchis faisait office de chambre d'hôte. La rusticité même du lieu invitait à l'ascèse. La porte poussée, on découvrait un lit à armature en bois dont le sommier se composait de cordes tres­sées, une chaise et un ventilateur aux pales vrombissantes. Dehors, sous la tonnelle, un homme somnolait la tête posée sur une table assaillie par les mouches. Le gargotier probablement. Roy observa un court instant ses côtes qui saillaient au rythme du sommeil. Il retrouva presque aus­sitôt un même agacement face à l'inépuisable apathie de ces gens. Que faire ? S'il l'éveillait, Roy prévoyait que l'homme se livrerait à une inévitable pantomime. Il sourirait exhibant ses chicots, palabrerait, lui montrerait avec fierté le petit appentis qui tenait lieu de douche dans un coin de la cour et lui présenterait probablement toute sa famille. Roy préféra poser son baluchon et rega­gna la rue qu'il venait de quitter.

En chemin il tomba sur un jeune gamin qui entrait dans la cour. C'était le fils de l'homme dormant sous la tonnelle. Un garçon épatant, débrouillard et ouvert, aux yeux plutôt sagaces et au babil irrésistible. Son nom était Papu. Roy lui confia avoir laissé son sac de voyage tout au fond de la cour. - No problem ! dit Papu. Ils s'entendirent rapidement sur le prix de la chambre. Un prix modique au point que Roy se demanda si le garçon n'était pas prêt à tout pour rompre son ennui. Dans un anglais plutôt heurté il expliqua surexcité qu'il vendait des boissons à deux pas dans la rue.

- Come, come ! dit-il à Roy en lui prenant la main.

Roy se laissa guider jusqu'au commerce de Papu. A l'angle de la rue, le garçon prestement sauta dans l'ombre d'une estrade abritée par un toit et s'installa derrière ses bacs à glace. Il en puisa une bouteille de campa et la tendit à Roy.

Roy étancha sa soif en guettant le gamin. Son sourire aux dents blan­ches éclairait son visage coiffé de cheveux drus. Il pensa à Bobby, mort à l'âge de douze ans. Une poigne lui comprima le coeur. La même toujours, aussi brutale, quand son regard tombait sur un enfant. Une tragédie pour lui et Marina. Comment vivre après ça ? La douleur s'estom­pa. Il rendit la bouteille à Papu et lui laissa deux paises.

Il rejoignit la place où rôtissait le Taj Restaurant. S'y arrêter n'aurait servi qu'à éveiller de mornes souvenirs. Un vendeur de boissons l'agrippa au passage. Sous les bâches des gargotes, des Indiens loqueteux buvaient du thé au lait ou grignotaient leur chapati. Il croisa un rickshaw qui transportait un couple gras et bedonnant. Le conducteur, au torse nu et squelettique, arc-bouté sur son vélo, ruisselait de sueur. Roy croisa son regard et se sentit honteux d'appartenir au genre humain. Ici, les plus nantis écrasaient les plus pauvres et cet état qui révoltait tant Roy était vécu comme un fatum. Un monde absurde, ressassait-il avec cette sorte d'impuissance propre aux Européens en Inde.

Il chercha l'ombre, sentant que sa pensée se liquéfiait. Assis prostré sous les remparts de la vieille ville, il tenta de comprendre ce qui l'avait poussé à faire un tel voyage. Le souvenir funeste de Marina, l'approche de la mort ou l'exigent besoin de percer un peu plus l'énigme de sa vie ? L'intense chaleur indienne lui répondit, écrasant toute vie, broyant la plus minime pensée et acculant le corps à s'abreuver in aeternum. Comment vivre ici autrement qu'hébété, se dit-il tristement, lorgnant d'un oeil éteint les deux mendiants figés à la porte des remparts. Il pensa regagner le Star Inn, goûter à une douche bien méritée, s'al­longer nu sous les pales du ventilateur et attendre la fraîche. Mais ce projet lui apparut insur­montable tant lui semblait presque impossible de quitter l'ombre pour la fournaise. Il fut surpris de s'éveiller au soir dans un bourdonnement de vie, assis sous les remparts.

 

Le soleil était bas, embrasant la terre rouge des portes de la ville. Roy se dressa et s'ébroua dans la lumière rasante. Il sentit fourmiller en lui la frêle jubilation du voyageur ouvrant les yeux sur un monde inconnu. Ce monde pourtant était connu de lui mais le sommeil avait toujours ce don miraculeux de lui restituer une puérile part de son en­fance. Il dépassa les deux mendiants et pénétra dans la vieille ville.

La ruelle qu'il suivit était flanquée d'échoppes pour touristes, de com­merces de primeurs croulant sous des montagnes de tomates, de mangues, de noix de coco et de bananes vertes. En passant, Roy se souvint du magasin où il avait offert à Marina un magni­fique marbre sculpté incrusté de topazes. Longtemps elle l'avait gardé auprès d'elle le chéris­sant comme un trésor. Bobby mort, leur mariage à la dérive, elle avait cru bon devoir s'en dé­faire.

Devant la porte d'un commissariat il aperçut, chassant les mouches de leurs badines, deux policiers en short portant chaussettes jusqu'aux genoux. Deux fonction­naires inoccupés, se prélassant ouvertement, exhibant leur vacance sans le moindre embarras. Sur un trottoir des femmes, assises sur leurs talons, fabriquaient du fromage dans des vasques en étain. Un dispensaire rudimentaire bordait une rue en terre battue. Roy surprit là un auto­chtone qui sans contrainte déféquait au grand air. Il rebroussa chemin, assailli brusquement par un relent fétide d'étrons. Un court instant il entrevit la moue exaspérée qui n'aurait pas manqué de déformer les lèvres peintes de Marina. Que n'aurait-elle proféré au vu de ce tableau ? Pour­tant, quand Roy l'avait veillée sur son lit de souffrance, Agra était resté pour elle un souvenir impérissable. Une borne malicieuse sur leur Carte du Tendre. Un jour avant sa mort, elle lui par­lait encore du rêve de marbre blanc qu'était le Taj Mahal.

Il s'arrêta, oublieux de la rue, cherchant des yeux l'ombre de Marina. Il n'avisa, au seuil d'une pharmacie, que la piaffante effervescence d'un peuple maladif. Un grouillement emplit la rue, fouetté par l'air du soir. D'une boutique proche s'exhalaient des efflu­ves de haschich. Il sentit poindre en lui l'autre prurit, cuisant comme une balafre, plus insidieux et moins brutal que la douleur qu'il associait à la mort de Bobby. Une lancinante, longue et irré­pressible affliction, enfantée, elle, par la disparition de Marina. Il s'adossa contre un mur de ter­re rouge, serra les poings comme pour exorciser le mal. La douleur s'apaisa. Il s'épongea le front du revers de sa manche.

Soudain surgit d'une ruelle sombre un groupe d'hommes qui dansaient. Des femmes les suivaient, vêtues de leurs saris aux couleurs pavoisées. Elles assiégeaient un homme dressé sur un cheval qui arborait un habit chatoyant. Le petit groupe riant, chantant, marquant le pas marchait à la rencontre de Roy. Un vieillard édenté qui sautillait sur place jouait du tambourin. Une multitude de gamins chahutaient derrière lui. Une main vint s'accrocher à Roy. C'était celle de Papu.

- Come, come ! lui dit-il.

Roy, pris de court, accepta sans mot dire l'invite du garçon. Il trébucha, halé par une poigne vigoureuse et se fondit bientôt à la foule des gamins. Le vieux tambourineur qui avait reconnu en Roy un pardeshi se campa devant lui et tapota son instrument en signe de bienvenue. L'homme à cheval, tirant les rênes de sa monture impétueuse, haranguait les pas­sants, baragouinant une brève incantation maintes fois psalmodiée. La nuit était tombée sur la ruelle de la vieille ville, éclairée ça et là par des braises de feux. Papu serrait toujours la main de Roy. Dans la cohue, au milieu des danseurs, il lui apprit qu'ils fêtaient là l'annonce d'un maria­ge.

La troupe bientôt tourna le coin de la rue, abandonnant Roy et Papu devant l'enseigne du Star Inn. Un homme, aux méchants traits, était assis dans l'encoignure d'u­ne boutique. Il étira son corps chétif et sermonna Papu dans un hindi que Roy ne comprit pas.

- He's my father, lui dit Papu.

Roy salua le père et prit congé de son nouvel ami. Il retrouva son ba­luchon dans la courette, poussa sa porte de chambre et s'allongea tout habillé dans la pénombre. Il s'endormit presque aussitôt sentant furtivement les cordes du lit qui lui striaient les côtes.

Le lendemain, il s'éveilla à l'heure où le soleil frôlait le bord de l'hori­zon. Frais, reposé, aussi lisse qu'un sou neuf. Derrière le mur il entendit un âne braire. Il écou­ta longtemps un grêle trille qui s'éteignit dès qu'il bougea. Cette heure, il le savait, était bénie en Inde. Le corps, l'esprit se mouvaient sans à-coups comme libérés de l'imprégnante moiteur du jour. Tout paraissait possible alors : aller jusqu'à la banque, flâner le long des rues ou visiter quelque vestige. Passé dix heures, le moindre geste, la plus infime pensée étaient pulvérisés par la chaleur. Il actionna les pales du ventilateur, puis sortit dans la cour. La fraîcheur du matin lui tomba sur le corps. Il avisa le petit appentis qui abritait deux seaux et le point d'eau. Il s'aspergea le corps, saisi par la froideur de l'eau, se savonna puis se rinça. En se séchant, il se surprit à siffloter comme aux plus beaux jours de sa vie. Roy avait su garder un corps encore alerte, exempt de toute graisse superflue, auquel sa peau toute burinée donnait un imparable coup de jeune. Pourtant, se dit-il sombrement en sortant de la douche, la machine est usée. Le coeur est fatigué. Il n'a peut-être pas su aimer !

II se revit jeune architecte courant aux quatre coins du monde au bras de Marina. Elle était jeune alors, joyeuse et conquérante, rivée à lui comme une part de lui-mê­me. La meilleure part peut-être. Quelle vie étourdissante ils avaient eue ! Paris, New York, Pé­kin ou Prague. Elle voulait être des voyages, présente, attentionnée, ardente, facile à vivre. Elle avait le goût sûr. Elle seule savait qui il était, non le gotha qu'il fréquentait. Le grand Gaudi avait été son maître. Le Corbusier avait croisé sa route. On appréciait ses oeuvres à Berne et à Can­ton, de grandes bâtisses aux ailes déployées comme celles d'oiseaux de proie, aux vastes pièces portées par des colonnes de marbre agrémentées de jardins en terrasses dont les façades en verre fumé luisaient comme des dos de hannetons.

Parfois il se disait que sa vie ressemblait à une oeuvre mineure gaudienne hérissée d'yeux exorbités, de membres disloqués, d'étranges protubérances saillant sans règle ni méthode. Un jeu de formes tourmentées reliées entre elles par un principe informulé qui échap­pait à Roy et dont les points de convergence avaient pour noms Bobby et Marina. Son existen­ce, tendue comme une corde vers ce grand rêve caduc qu'était l'architecture, lui apparut vide de sens. Une forme boursouflée nourrie par un ego trop insatiable, reconnue et fêtée, citée dans tous les manuels. Une vie ratée au service d'une Idée qui n'était bien que l'ombre d'une idée. Il pensa au suicide, non pas lugubrement mais avec joie et détermination à la manière d'un Grec du siècle de Périclès. Une délivrance en somme. Qui se souciait encore de Roy Bustam ? Juif hongrois né à Most, avril 1920, émigré aux Etats-Unis dès l'âge de huit ans, dont les outrances architecturales avaient marqué deux décennies. Et après, se dit-il. Soixante dix ans de vie ab­surde. Soixante dix pour rien.

Il se sécha, gagna sa chambre, chercha un short dans son sac. Il se cou­vrit le torse d'un tee-shirt, chaussa ses sandalettes. C'est alors qu'il comprit pourquoi il était là. Le mausolée promis à Marina était resté dans ses cartons. Trop onéreux, grotesque, démesuré. Au­cun mécène pour soutenir dessein si colossal. La solitude et l'amertume avaient tari son turbu­lent génie. C'eut été l'oeuvre de ma vie, pensa-t-il tristement. L'empereur Shah Jahan avait tenu parole, lui non. En fait, il n'en avait rien dit à Marina. Mais ce serment avait valeur intime : c'est un pari qu'il s'était fait. Dix ans à guerroyer pour le concrétiser. Dix ans de lutte presque hysté­rique. Son nom même n'était plus sauf-conduit ! Il avait dû se rendre à l'évidence : son ébauche de projet resterait lettre morte.

Il sortit dans la rue et héla un rickshaw qui maraudait dans le quartier.

- Taj Mahal, cria-t-il.

Le rickshaw s'emballa pétaradant par les rues endormies. Au seuil des boutiques, quelques Indiens vaquaient déjà. D'autres dormaient sur les trottoirs, avachis dans des poses qui sentaient le cadavre. Un vendeur d'eau croisa leur équipage. Il devait être sept heures passées et le soleil déjà rougeoyait sur les toits. Une boule de sang qui comme un gros caillot obstruerait pour bientôt l'indispensable flux de vie. Il fallait se presser ! Roy n'aurait pu imaginer revoir le Taj Mahal sous l'accablante étuve de midi. Plus qu'une faute de goût, c'eût été sacrilège. D'ailleurs le souvenir que Marina et lui avaient gardé de ce haut lieu tenait à l'heure très matinale de leur visite. La veille au soir, ils avaient joint Genève pour pren­dre des nouvelles de Bobby. - Un zentil sérubin, avait tendrement zézayé la jeune gouvernante au téléphone. Quel âge avait-il donc ? Cinq, six ans ?

Il entrevit une dernière fois le visage figé de Bobby. Le drap qui lui couvrait le corps. La douleur rauque de Marina. Ses cris, ses larmes, ses pâles imprécations con­tre les médecins.

Son coeur faiblit, cogna dans sa poitrine.

La main de fer trop familière desserra son étreinte.

Il ne devait plus évoquer Bobby ni Marina. Ne penser qu'à lui seul. Ten­dre de tous ses nerfs vers l'absolue beauté qu'il se jurait d'atteindre. Pour juguler l'afflux des souvenirs, il fixa son regard sur la nuque du chauffeur. Un cou étique, imberbe, raidi par la ten­sion de la conduite. Un cou aux lignes impeccables. Il s'étonna d'y prêter attention. Il le faut, pensa-t-il.

Le rickshaw toussota, stoppant devant un bosquet d'arbres. Roy le paya puis s'extirpa de la carcasse du taxi. Il l'entendit vrombir puis disparaître dans le lointain.

Seul, se dit-il. Me voilà seul enfin.

Campé sur ses deux jambes, la douleur émergea lui étreignant le coeur. Il la reçut comme un signal puis la sentit peu à peu s'éloigner.

Ne pas perdre de temps, se dit-il à mi-voix.

Comme il levait les yeux, il aperçut serti dans le ciel clair le Palais de l'Elue. Dressé dans sa magnificence il s'imposa à lui comme un modèle parfait de pureté. Sa nudité lui apparut si frêle, si modeste et pourtant si puissante. D'où lui venait une telle force ? Il frissonna puis marcha lentement comme un vieillard perclus. Il emprunta l'allée royale bordée de bassins calmes où la lumière du ciel se reposait. Il n'y avait personne que lui.

En chancelant il avança d'un pas timide.

D'instinct il sut qu'il n'atteindrait jamais le seuil.

Il trébucha, tomba front en avant sur le bord du bassin. Il ne pensa même pas à Marina ou à Bobby. Simplement, doucement, monta à sa mémoire un vers de Baudelaire qui associait la mort à un rêve de pierre. Il ne comprit qu'alors qu'il ne reverrait plus les somp­tueuses sculptures ornées de jades, d'agates et de rubis dans le tombeau de marbre de Mumtaz Mahal.

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