Brèves pensées

...en promenant mon chien

 

 Du temps perdu

Souvent on dit ne pas avoir de temps pour faire ceci, cela. En fait, ce prétendu manque de temps est illusion : il s’agit plus d’une nostalgie d’un temps qu’on aurait voulu vivre totalement mais qu’on n’aurait pu vivre. La nostalgie d’un temps dit idéal. Par nostalgie d’un temps dit idéal, il faut entendre : regret perpétuel de ce qu’on aurait pu faire et qu’on n’a pas su faire en temps et heure. Un temps qu’on nous aurait volés en somme ! Il est bien vrai que le plus gros de notre temps passé avec autrui est du temps imposé. Reste le temps qu’on réserve à nos proches, à nos amis, aux plaisirs que nous nous choisissons. Mais là encore, dans l’organisation d’un temps orchestré par nos soins, nous nous apercevons avoir gâché du temps. Souvent c’est par ennui qu’on tue son temps avec autrui. Mais voilà bien le paradoxe : la conjonction ennui et temps perdu. Feydeau disait déjà avec mélancolie : « La vie est courte et pourtant on s’ennuie ». Pourtant l’ennui devrait nous inciter à combler en action ce temps qui s’effiloche. Au lieu de quoi on préfère musarder, sachant qu’on le regrettera et qu’on associera cette incapacité à vivre à ce qu’on nomme le temps perdu. En fait, le temps perdu est aussi illusion. Car vivre pleinement une vie qu’on aurait aimé vivre n’est jamais accessible. On court toujours après une vie rêvée, jamais vraiment après la vie réelle. La vie réelle est faite de passages à vide, de déliés et de pleins. Elle n’est que le brouillon recommencé d’une vie rêvée. Vivre serait donc user maladroitement d’un temps chichement imparti, ce qui engloberait conséquemment le temps perdu.
De l’écriture
Se recentrer, voilà en quelques mots à quoi sert l’écriture. Ou si l’on veut, rassembler patiemment les bribes d’un moi toujours éparpillé. D’un moi rêvé. Parler d’un moi rêvé, c’est dire qu’un moi solide, monolithique n’existe pas, qu’on ne peut tendre qu’à une chimère de moi compact capable d’amortir les éclats de ce monde. Ecrire donnerait donc de l’ordre au chaos de sa vie, insufflerait comme un espoir de vie meilleure. On écrirait pour ne pas s’écrouler, pour ne pas tomber dans le vide, pour ne pas se détruire ou même devenir fou, pour conjurer la réalité qui nous navre et le chagrin de vivre qui nous assaille.
On peut aussi écrire pour soi, pour son usage domestique, pour son hygiène de pensée. Toutes nos ébauches jetées sur le papier ne doivent contribuer qu’à nous donner du cœur au ventre, qu’à soutenir notre fragile désir de vivre – remis sans cesse sur le métier parce que toujours miné par la brutalité du monde. Le but que l’on s’assigne ici en écrivant n’est donc pas l’art mais un mieux-vivre avec soi-même. Ecrire serait un exercice de survie. Quand on se plonge dans la vie, que nous échoient les corvées du réel, nous vient souvent très vite un impérieux désir : celui de faire une pause, de s’extraire du concret dont la rugosité nous cacherait l’essence des choses. Ecrire nous octroierait cette pause. Sans elle, nous ne serions qu’une pâte que l’on modèlerait à l’infini – pâte sociale vivant sous la férule du dieu Travail.
De l'exercice du pouvoir

Curieux travers que de chercher à ce point l'exercice du pouvoir qu'on y passe et sa peine et son temps au mépris même du savoureux contentement de vivre avec soi-même (ou de l'aimable dégoût de vivre avec soi-même, ce qui au fond est assez proche). Le pouvoir sur autrui cajole notre orgueil. Mais à quoi bon gouverner l'autre ? A nous déjà de nous bien gouverner avant que de tenter de gouverner autrui ! Or, étant tributaire de notre fatuité, on ne gouverne ni soi ni l'autre. On ne travaille tout au plus qu'au service de son propre intérêt. Agir est toujours égoïste. Au mieux une action qui nous sert peut servir à autrui. Mais c'est toujours coïncidence heureuse, jamais le fruit d'un désir altruiste. En gouvernant autrui, on se regarde gouverner - dédoublement funeste et inactif. D'où l'aspect inhumain qui accompagne d'ordinaire l'exercice du pouvoir. Coupé du savoureux contentement ou du dégoût de vivre avec soi-même (ou si l'on veut de l'humaine condition) on ne peut qu'être hors de l'humain. L'étant, comment peut-on prétendre vouloir régir la vie des hommes ? Hors de l'humain conduit à gouverner des représentations d'humains, non des humains.
De la folie

Est fou, décrété tel, celui qui pense différemment. Ou qui voudrait plier le monde selon sa volonté, quitte à devoir laisser dans son sillage de sanglantes hécatombes. L’histoire humaine est là pour nous donner tous les exemples qu’on connaît. Alexandre, Attila, Napoléon, Hitler, Staline, pour ceux qui sont des plus fameux. Par fou, je pense aussi à ces déviants dits hérétiques : Luther, Calvin... Ou même à ceux qui, animés d’une foi monstrueuse, furent appelés les fous de Dieu. De tous les fous, ce sont bien sûr les fous d’amour que je préfère. Qui, tenaillés par leur passion, oublient ce qu’est le monde pour ne plus voir qu’en l’être aimé la seule source de leurs joies. Cette folie-là a aussi ses victimes. Qu’on songe à tous ces malheureux qui se croyaient aimés et qui aimaient à la folie ! Hommes, femmes, jeunes ou vieux morts sur l’autel de l’amour fou ! Un prodigieux suicide, quand on y pense. Un génocide qui en victimes dépasse de loin le nombre de morts aux champs d’honneur. Autrement dit, si l’on s'en tient à ce bilan, la folie serait plus prospère dans la fièvre amoureuse que dans l’orgie guerrière !

Du plaisir


A quoi sert le plaisir ? A nous réconcilier avec la vie ! Quand nos sens sont comblés, quand nous avons mangé et bu à satiété, quand nous avons joui, nous n’aspirons qu’à rire, dormir et paresser. Nous voyons tout d’un œil neuf et notre humeur est bienveillante. On peut penser qu’un chef de guerre qui a eu du plaisir sera bien moins enclin à partir au combat ; qu’un politique ayant trouvé satisfaction dans les biens de ce monde aura tendance à repousser une décision liberticide. On peut prétendre donc qu’un plaisir assouvi civilise, quand il ne rend pas plus mol voire nonchalant. On peut aussi penser qu’il mène à l’impuissance. Il faut entendre par là : impuissance à agir, à s’extraire du cocon que tisse le plaisir autour de notre moi. Si par malheur nos sens seuls nous guident, nous pouvons dire adieu à tout esprit critique ou tout discernement. La poursuite du plaisir nous rend non seulement idiots mais malheureux. Et le summum du plaisir se trouve dans sa recherche, non dans son assouvissement.

De l'amour

Aimer, c'est aimer soi en l'autre. Se repaître de l'image que l'autre renvoie de soi. Aimer reposerait sur une immense gratitude que l'on éprouverait pour l'autre. L'amour serait en somme la seule façon de s'accepter puisqu'on serait paré par l'autre de vertus qui nous manquent, auxquelles on finirait par croire tant l'autre croirait lui-même en cette image flatteuse qu'on renverrait de lui. Au cœur de tout amour, Narcisse ferait loi. Aime donc ! Tu oublieras du coup toutes tes imperfections. Tu ne verras en l'autre qu'attraits et séductions. Et l'autre, t'en sachant gré, ne verra plus en toi que perfection. Ce jeu de masques est sans doute illusion. Mais qui te dit que les imperfections que tu voyais en toi n'étaient pas elles-mêmes illusoires ?
 
De la sagesse

On n'est jamais plus sage que par nécessité. L'âge venant, la connaissance plus grande de nos limites nous rend plus humble. On sait ce qu’on n’est pas, qu’on ne sera sans doute jamais ; ce qui compte pour nous, ce qui nous heureux, ce qui nous laisse froid. On connaît mieux nos qualités et nos défauts. D’ailleurs, c'est la conscience de nos insuffisances qui nous contraint à la sagesse. A quoi bon parcourir le monde si l’on ne marche plus qu’avec difficultés ? Ou manger tel plat qu’on ne digère plus ? Ou s’adonner aux plaisirs de la chair alors que la vigueur nous fait défaut ? Sans déficiences, point de sagesse. La sagesse naît des potentiels qui nous échappent, de nos carences, non d’une réflexion issue de la raison. Nous sommes réduits à la sagesse, faute de continuer à vivre une vie déréglée.
A contrario, la pleine santé nous pousse à explorer nos potentiels. A brûler notre vie. A expérimenter tout ce qu’il est possible de vivre. A ne mettre aucun frein aux passions qui nous portent et qui nous offrent plaisirs et jouissance. Or c'est précisément dans l'assouvissement de nos passions qu'on se montre le moins sage, dans leurs ultimes dérèglements que l’on perd la raison. Leur emprise est totale puisqu'on y trouve la volupté. Il n’est que la raison pour endiguer la volupté. Mais la sagesse n'est pas raison. Elle ne repose que sur l'usage prudent de la raison, non pas sur son respect aveugle. On dit parfois qu’un fou peut être sage, ce qui est vrai. Un esprit raisonnable, dans un cheminement trop raide, peut nous mener au sectarisme. La sagesse serait donc ce délicat chemin de crête qui éviterait deux écueils : la raison, la folie.
Pourtant, il n’est pas de sagesse qui ne se nourrisse pas et de raison et de folie. Lao Tseu, par exemple, affirme que la sagesse « s’arrête aux murs de son jardin. » De son côté, Voltaire nous dit dans son Candide que le meilleur remède pour se guérir du monde est de « cultiver son jardin ». Dans les deux cas, on comprend bien que la folie est dans le monde et non en soi. En somme, pour vivre sages, vivons cachés. Mais cette posture soufflée par la raison ne peut être tenable. Quel homme n’a pas envie d’aller courir le monde, même si ce monde est pure folie ? Aucun. On peut même dire que vivre dans le pourtour restreint de son jardin n’est supportable que quand on l’a quitté et longtemps déserté. On voit bien là que la sagesse ne peut germer que sur les ruines de la folie passée. Et en lisant Saint Augustin, on comprend mieux qu’il n’est pas pire empire que celui du plaisir. Ses Confessions auraient-elles vu le jour si son auteur n’avait d’abord vécu toutes les dépravations de la folie ?
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